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03/02/2005

Pourquoi je peux résister en France?

fragments du texte "Nice, mon amour...?", écrit entre Septembre 1990 -Janvier 1991

Deux précisions. D'abord, 15 ans après, la Roumanie n'a plus le même visage, quelque douteuses que soient les origines de son économie de marché.
Ensuite, mon expérience de vie et de travail en France me fait connaître de l'intérieur le fonctionnement réel de ce système occidental et y porter un regard lucide. Si j'avais connu un autre système occidental, j'aurais gardé la même lucidité. C'est une attitude, et sûrement pas une de celles qui assurent le confort. Lorsqu'on survit dans un dispositif comme sous une autre dictature, mutatis mutandis, l'important est de ne pas oublier qui on est. C'est pourquoi je peux résister en France, aujourd'hui.


"Cet été j'aime la mer en peu en hâte, je la trahis déjà avec la Méditerranée, elle le sent et m'offre son plus beau vert-gris et ses plus tendres caresses. Pas un jour de pluie, pas un nuage; elle brille, elle fait de son mieux pour résister à une prochaine comparaison. (...)
Je quitte le littoral deux jours plus tôt parce que je vais à Bucarest, reprendre mon passeport et obtenir le visa d'Italie.
C'est bien plus difficile que je n'imaginais, on me dit au Consulat que les Italiens mettent beaucoup de temps à délivrer les visas pour les Roumains, même s'il s'agit d'un transit, et c'est pareil à l'Ambassade d'Autriche. Je perds quelques heures à traverser en taxi Bucarest, d'une ambassade à l'autre, où je fais la queue pour demander des renseignements. Il n'y a pas d'alternative, je serai obligée de faire un grand détour, d'entrer en France par la Tchécoslovaquie et l'Allemagne, pour laquelle j'ai le visa en moins de 24 heures. Je me décide pour le train, l'avion est trop cher, l'équivalent de sept mois de salaire. A l'agence de voyage où je me rends après, avec le passeport maintenant en règle, une foule de quelques centaines de personnes bloque l'entrée. J'apprends que c'est la seule agence internationale du pays et qu'il faut se faire inscrire sur une liste pour avoir un numéro d'ordre (on n'en délivre pas plus de trois cents par jour) avec lequel on se présente au guichet et on achète le ticket. Pour être l'heureux possesseur d'un numéro d'ordre,il faut se trouver là, quelques heures avant l'ouverture de l'agence, donc à cinq heures du matin, mais déjà à quatre heures je suis le numéro 258. Enfin, après une bousculade à l'entrée, où un policier contrôle les passeports, je suis dans l'agence, la victoire est proche, maintenant je n'ai qu'à me coller au mur et à rassembler toutes mes forces pour supporter l'attente. Les employées affolées travaillent dans cet air irrespirable avec une technique datant sans doute, du début de l'histoire des chemins de fer. Je finis plutôt que prévu et j'ai la chance de trouver un taxi qui m'emmène à la gare; je prends le train du soir pour rentrer chez moi. C'est mardi, dans trois jours je serai dans le "Panonia Express", en route vers la France.
La journée commence bien! L'express qui vient de Bulgarie a déjà un retard de six heures, il a été arrêté à la douane à cause des tziganes bulgares et roumains qui font du trafic. Les voitures sont inconfortables, huit personnes dans un compartiment, je gagne une petite place assise mais je m'affole à l'idée de voyager comme ça, serrée, engourdie, durant quinze heures.
Il est clair que je dois essayer de m'arranger avec le chef du wagon pour obtenir une couchette, ce que je réussis contre quatre billets de cent lei. Je ne vais pas le regretter, car bientôt ce sera vraiment l'enfer. Le train, qui devait partir à neuf heures du matin se met enfin, en marche à quinze heures et jusqu'à la frontière hongroise il se remplit encore, les tziganes avec leurs petits dorment dans le couloir, sur les bagages et les sacs, c'est un tour de force d'arriver aux toilettes où la saleté est indescriptible. Ils vont presque tous à Berlin, les uns pour trafiquer, les autres pour ne plus revenir.
Un train dans la nuit, c'est sinistre, le bruit des roues est assourdissant et le roulis du wagon m'empêche de fermer l'oeil. Je voudrais tant dormir un peu, mes cinq voisines se sont assoupies, elles sont plus jeunes, moi, j'ai mal à la tête, j'ai chaud et une curieuse sensation de peur me serre l'estomac. Heureusement, je suis allongée dans ma couchette, je n'ose même plus m'imaginer sur une place assise.
On ouvre brutalement la porte du compartiment et on allume, le couloir commence à s'animer. Il est deux heures du matin, les douaniers roumains et hongrois font le contrôle. Il faut déclarer le but de son voyage, ses bagages, son argent, il est interdit de sortir de la monnaie roumaine.
A sept heures, après avoir vu enfin, le lever du soleil sur Budapest, je me rafraîchis en me passant sur le corps une petite serviette mouillée, je verse une tasse d'eau sur deux cuillerées de nescafé et j'avale un cachet d'aspirine. Il commence déjà à faire chaud et la steppe hongroise semble infinie. Le café ne peut rien contre la fatigue d'une nuit blanche et dans la lumière rassurante du jour je m'endors, pour me réveiller au moment du contrôle que font maintenant les Tchèques. Ils sont plus polis et plus coopératifs.
Le paysage change, la fraîcheur des collines et le gai scintillement de quelque rivière me réveillent pour de bon. A 17 h, je suis enfin à Prague. Métro formidable, gare extraordinaire, propreté exemplaire, transition vers l'Occident. Je revois la mine ahurie du jeune Noir qui, descendu du "Panonia Express" dans la gare de Bucarest, m'avait demandé s'il se trouvait en effet là. Il ne voulait pas l'accepter: "It's really the capital of Romania?"
Au bureau de renseignements, un monsieur âgé m'explique patiemment, en français, que tout le trajet inscrit sur mon billet aller-retour est fantaisiste, que l'agence roumaine embrouille toujours les choses et il me donne, sur un papier toutes les correspondances et les horaires jusqu'à Nice. Le problème, c'est d'avoir une réservation jusqu'à Stuttgart, ce que j'essaie de faire ensuite, en mélangeant le français et l'anglais devant une dame qui, elle, m'explique en tchèque et en allemand qu'il n'y a plus de réservations pour le premier train de nuit, mais qui en me voyant effrayée et au bord des larmes, décroche le récepteur, pianote sur son ordinateur et obtient pour moi une place assise. Le train est de nouveau bondé et je vais passer une deuxième nuit blanche. Les voyageurs ont changé: un professeur belge qui fait des annotations sur un volume de Mauriac, deux jeunes filles anglaises et un Arabe qui rient tout le temps, trois Roumains qui vont à Munich. L'un d'eux n'a pas de passeport, mais il se dérobe bien ou a de la chance, le contrôle est très superficiel. A cause de la fatigue je n'ai pas faim, j'ai soif en permanence, heureusement j'ai acheté dans la gare deux jus de fruits, des vrais, probablement. Malgré la porte ouverte, dans le compartiment on suffoque, le couloir est plein de monde et de bagages. Je relève mes cheveux, j'ajuste ma jupe qui colle à la banquette et déboutonne encore plus mon chemisier. En avion, je serais déjà arrivée et en bonne forme, regret que je chasse à l'instant même, en me rappelant le prix deux fois plus élevé. Six heures du matin, le train s'est vidé et il fait frais, je mets un pull et m'efforce de sortir de l'engourdissement de la nuit, en m'accrochant aux images nouvelles qui défilent. On dirait le bouquin illustré des contes des Frères Grimm, avec le blanc des maisons et le rouge des toits qui se détachent sur le vert foncé des palissades géométriques. Tout respire la netteté, l'ordre et l'équilibre.
A Stuttgart, je descends et je prends sur le qui un chariot à bagages. Bien sûr, je ne découvre pas tout de suite qu'il faut appuyer pour le faire avancer et je me sens rougir. J'entre dans la gare en le poussant lentement et au même moment, tout ce que je réussis à embrasser du regard revient en boomerang sur ma tête. Je m'arrête d'abord, aveuglée par l'éclairage, les couleurs et les formes, puis je commence à enregistrer les détails. Je n'ai jamais imaginé qu'il pouvait exister un tel choix de bonnes choses, destinées à la consommation des gens, des gens comme moi. Un étouffant sentiment de honte, de pitié, de révolte impuissante se dissout dans la chaleur des larmes que je ne peux arrêter. Je sens que je m'en souviendrai toute ma vie et que cette séquence sera toujours douloureuse. Je pense à Claudiu qui n'a vu des bananes que deux fois, et la dernière c'était il y a six ans. Un peu gauche, j'achète une banane pour lui et je la mange en pleurant. Après un quart d'heure, mes yeux s'habituent à la lumière, je reviens peu à peu à moi-même en me disant qu'après tout, ce n'est là qu'une banale porte d'entrée dans le monde civilisé, je suis seule, il faut que j'aie du courage pour surmonter le choc des contrastes. Au bureau de renseignements j'apprends que je ne dois pas attendre, dans dix minutes j'ai un express pour Strasbourg. Je paie ma réservation dans le train, à un chef de wagon qui me transmet de son calme et de sa bonne humeur. Dans les toilettes élégantes, je me lave et mets un autre chemisier, puis je regagne le siège moelleux et commence à grignoter quelques biscuits, avec un peu de café. Le voyage devient confortable.
A Strasbourg, je découvre la sensation curieuse et rassurante d'être à l'aise, en dépit du contexte totalement nouveau, c'est le miracle d'une langue connue et aimée, grâce à laquelle je me fais absorber. Mon profond amour pour la France est né et s'est nourri des mots, ces mots lus et pensés que je retrouve maintenant flotter autour de moi, bien réel et vivants. Des visages ouverts et aimables m'encouragent, tout devient facile, je m'oriente rapidement, c'est comme si j'enfilais lentement un gant pour constater qu'il me va. Je tombe amoureuse de la SNCF, de Lyon à Nice je peux enfin passer la troisième nuit de mon voyage en dormant. Quand j'ouvre les yeux, je suis déjà plongée dans le rêve où je vais me mouvoir pendant un mois entier. Miramar, Cannes, Juan-les-Pins...Les palmiers et les agaves ne sont pas peints, le blanc étincelant des palaces et des villas coquettes n'est pas du carton, les couleurs éblouissantes des réclames et des enseignes ne sont pas un effet de mise en scène, le bleu intense qui borde le décor c'est vraiment la Méditerranée. Tout semble aussi réel que la petite femme qui, perdue entre ses deux bagages, n'ose même plus respirer de peur que le charme ne s'évanouisse.
Nice. Je sors de la gare et la première tentation est de prendre un taxi, je ne connais encore rien des prix, mais je renonce vite à cette commodité et après m'être renseignée un peu, je commence à traîner ma valise et mon sac jusqu'à l'arrêt d'autobus. C'est assez loin, je dois me reposer tous les dix pas, mais je ne suis qu'yeux. Ces cafés, ces boutiques, ces magasins, ces voitures, ces gens animent en nuances vives et fortes la première rue française dans laquelle je me trouve comme tout autre passant qui participe à une image quotidienne. L'autobus 22 me laisse devant la Faculté des Lettres.
Il est 9h du matin, il fait déjà extrêmement chaud. Je trouve enfin le secrétariat où le directeur, souriant et gentil, me réserve un accueil si chaleureux, que la fatigue et les émotions accumulées tombent, et je me sens d'un coup dans une forme excellente. (...)
La concierge me confie le trousseau de clés et j'entre dans une petite chambre accueillante qui a tout ce qu'il faut: un lit aux draps blancs et frais, deux étagères, un bureau, une chaise, un fauteuil, une armoire, un lavabo. Quand j'ouvre la fenêtre et tire les volets, c'est comme un coup porté à ma rétine: la pièce est envahie par une lumière aveuglante dans laquelle se confond le bleu indéfinissable de l'eau et de l'horizon. Avoir la mer à ma portée, pouvoir la surprendre n'importe quand, le matin, à midi, la nuit, me réjouir de sa présence bénie pendant un mois, c'est inespéré, cette fenêtre qui vaut mes rêves, est la plus belle surprise que me fait Nice.
Je déballe, range mes affaires et après une douche et un café fort qui trompent la fatigue, je mets une robe légère et descends déjeuner.(...)
Devant les bols et les assiettes appétissants, les fruits et les jus exotiques, je réalise que la faim me fait mal. Je mets sur le plateau une salade, du jambon cuit (pour lequel je ferai une passion), un plat chaud et une banane. Je mâche lentement et pour la première fois j'ai conscience de participer à un rituel fondamental, qui peut et qui doit être un plaisir. Je me sens propre à l'intérieur du corps, comme je le suis à l'extérieur, puisque je peux, enfin, manger comme un être humain et prendre autant de douches que je veux, il y a de l'eau chaude en permanence. C'est d'ailleurs une sensation de bien-être physique qui ne me quittera plus, durant ce séjour.(...)

Un ciel gris d'octobre, le vent qui me donne toujours des maux de tête et les feuilles faisant des tourbillons moqueurs devant mes pieds quand, après six heures de classe je rentre à la maison. Il n'est pas question de monter dans l'un des rares autobus bondés, dont les portes ne ferment jamais.
Je descends lentement le boulevard, à l'entrée d'une crémerie on fait de nouveau la queue, c'est sans doute pour du fromage; en face du magasin, près de chez moi, une autre foule attend des chaussures. Je suis si fatiguée, que même si l'on vendait du papier hygiénique ou des allumettes, je ne pourrais pas résister debout encore une heure ou deux.
Heureusement, D. est arrivé avant moi et il est déjà en train de faire griller quelques tranches de poisson, je n'ai pas cuisiné hier, la semaine vient de commencer et Claudiu déjeune chez maman, ce n'est que le dîner qui sera de nouveau un problème. On mange pour manger, on entasse les assiettes dans l'évier, il n'y a pas d'eau. Lui, il va se coucher, il a passé hier dix-sept heures à attendre les citernes à essence, il est parti à trois heures du matin et il est rentré à dix heures du soir, il a fait ses classes cependant, et a cassé la croûte chez un copain qui habite près de la station service.
Je n'ai pas trouvé pour Claudiu de papier de couleur, ni de cahiers, je n'ai pas trouvé de détergents, de serviettes, de sel, d'eau minérale, d'ampoules électriques, de coton. Je décide de ne plus rien chercher, de me passer de tout, ou de m'ingénier à essayer des remplaçants primitifs, comme dans une robinsonade absurde. Des magasins vides, des immeubles de mauvais goût qui ne sont que des abris, des odeurs pestilentielles se dégageant des poubelles trop pleines et oubliées, des gens mal lavés et mal habillés, aux visages idiots ou déprimés, l'image de cette misère qui tarit les sources de l'existence..., alors se glisse dans ma tête une question enfantine, horrible et tragique: et si l'on vendait ce pays? Il n'y a plus rien à faire.
Blottie dans le coin du lit, près de la fenêtre, je sirote le café, préoccupée que le liquide brûlant ne se mélange au marc déposé au fond. La pluie qui frappe les vitres apporte le froid. La chaleur des souvenirs de cet été est une perversité. (...)
L'hiver montre enfin ses dents. Un froid sec, qui fouette le visage. Les plaies avivées sur les mains de Claudiu sont autant de déchirements dans mon coeur. Dans l'appartement, le chauffage est capricieux, pour la nuit je mets de nouveau des chaussettes et un pull, dans la matinée on fait couper l'électricité, justement de quoi dérouter le frigo, le prix de l'essence a doublé sous le prétexte de la guerre du Golfe, le temps n'est plus perceptible, la chute dans laquelle s'engage avec confiance ce peuple est vertigineuse.(...)
La situation est à nouveau explosive en cette fin de Décembre, qui a accumulé toute la tension de l'énorme tromperie, du mensonge grotesque, mimant le langage de la démocratie. Le pays est devenu l'empire de la haine, de la corruption, de la délation, il est scindé. Dieu seul pourrait faire un miracle et éclairer l'âme et la raison de tant d'abrutis qui soutiennent, par une soumission et une patience devenues leur seconde nature, cette nouvelle nomenklatura qui, pur style soviétique, une fois au pouvoir, ne cède devant aucun argument. Seules les forces de la rue et une grève générale arriveraient à les balayer, mais à quand la possibilité d'une telle entente? J'ai envie de vomir toutes les fois que j'allume la télé: la galerie zoo des parlementaires, la démagogie lamentable du pouvoir qui manigance pour faire croire que nous sommes libres, et qu'ils sont les meilleurs, les irremplaçables, et que les autres sont des fascistes qui destabilisent...(...)
Vendredi dernier, D. a eu un accident, un chauffard éméché est entré dans notre voiture arrêtée au feu rouge et a accroché l'aile arrière droite et le coffre. Evidemment, on ne trouve pas de pièces pour les autos, il faudra remuer ciel et terre afin de dénicher quoi que ce soit. Pour un coup, c'en est un, car la petite Trabant jouait le rôle de taxi privé, D. avait payé pour avoir une autorisation, en pensant que c'était le seul moyen de survivre, de faire face aux dernières augmentations qui sont abominables, pour nous, en tout cas. Une paire de chaussures coûte la moitié de mon salaire, une paire de bottes le dépasse, le prix des voitures a triplé. Dans la maison, il serait temps qu'on fasse remplacer le lit, on ne peut plus le réparer, le téléviseur ne marche pas bien, la machine à laver est définitivement hors d'usage, le réfrigérateur a déjà quinze ans et il peut nous faire une surprise, ce serait le vrai drame, la cuisinière à gaz, que nous avaient vendue les anciens propriétaires a déjà dépassé vingt ans. Pour acheter quelque chose, il faudrait avoir un salaire trois fois plus élevé et le mettre de côté pendant deux ou trois ans. Je ne garderais que la bibliothèque et les quelques centaines de livres qui me sont chers. Aujourd'hui, Claudiu est rentré de l'école en pleurant, la semelle de sa chaussure gauche s'était complètement décollée. Et moi, si heureuse d'avoir trouvé dans un vieux placard ces brodequins que j'avais portés une ou deux fois à la montagne, il y a une diziane d'années. Malheureusement, on ne peut les faire réparer, le cordonnier n'a plus de colle. Claudiu a grandi, il a presque ma taille, je lui passe certains de mes pulls, de mes chaussettes en laine, mais j'aimerais tant lui offrir des bottes fourrées comme cadeau de Noël. Il y a peut-être une chance, une ancienne élève, qui est vendeuse, m'avait promis quelque chose.
C'est la semaine 16-23 Décembre, la ville de Timisoara est une protestation violente, les démonstrations et les appels désespérés à la grève générale se heurtent au mépris, au cynisme et aux menaces affichés par l'équipe solidement ancrée des officiels qui jouent une comédie effrontée.
Je refuse d'être femme, mère, épouse, professeur, citoyenne roumaine, née roumaine, je voudrais être un petit cafard noir, dans un trou noir. Ne le suis-je pas?"

31/01/2005

Actualités-choix

-Dans le quotidien Evenimentul Zilei on peut lire que le Président de la Commision Européenne a donné son numéro de téléphone au Premier-Ministre roumain, afin que celui-ci puisse le joindre directement.
Il me semble que c'est révélateur non seulement d'une certaine transparence, mais surtout du fait que la Roumanie est bien un cas nécessitant un traitement spécifique et urgent.

-La participation au vote des Irakiens en proportion de plus de 60%, malgré toutes les menaces, est une excellente nouvelle. J'en étais sûre, malgré toutes les analyses sceptiques (lire: objectives, agrémentées de cette ironie qui n'est même plus un trait d'esprit...) que j'entends à longueur de journée.

Sur Euronews on apprend que la réserve fédérale américaine a augmenté le loyer de l'argent aux US, "en raison de la robustesse de la croissance américaine, le bon moral des ménages et l'investissment soutenu des entreprises". En tout cas, tout le contraire de ce que prévoit l'analyste français Emmanuel Todd concernant la faillite et l'écroulement de l'empire américain.

Hugo Chavéz, le Président du Vénézuela réaffirme son engagement de "lutter contre la pauvreté et la corruption" et dit que "son bateau ne coulera pas".

Espace européen. L' Allemagne dépasse la barre des 5 millions de chômeurs et est en train de réformer son système des assurances chômages. D'après l'article paru dans un journal anglais à ce sujet (lien hypertexte http://www.telegraph.co.uk/news/main.jhtml?xml=/news/2005/01/30/wgerm30.xml&sSheet=/news/2005/01/30/ixworld.html), une informaticienne de 25 ans en recherche d'emploi se serait vu proposer une offre dans un bordel (la prostitution est légalisée depuis deux ans), avec la précision qu'un refus entraînerait la suspension des allocations. Au moins, c'est clair.
En France, la culture de l'euphémisme fait que l'on prête davantage d'attention aux formes. Grâce à des dispositifs tels les CES, prochainement remplacés par les RMA (Revenu Minimum d'Activité), pour un montant équivalent aux allocations (à quelque chose près) on fournit un travail réel, quelque part, dans une entreprise. L'éventuel argumentaire tourne autour de "la valorisation de la personne par le travail". Cela me rappelle le rêve du communisme au visage humain.

Carmen Lopez
serghie_carmen@yahoo.com

28/01/2005

La semaine européenne -74


La Roumanie à la traîne
Bruxelles envisage l'utilisation de clauses de sauvegarde



La Roumanie doit intégrer l'Union européenne le 1er janvier 2007. Mais le pays est en retard en matière d'application du droit communautaire, de lutte contre la corruption et de respect des libertés. Cela préoccupe la Commission et certains Etats membres. L'autorisation donnée à cet état de l'ancien bloc soviétique, fort de 22 millions d'habitants, dont le territoire s'étend de la Hongrie à la mer Noire, pourrait bien être revu par l'application de clauses de sauvegarde.

Les Roumains ont du mal à libéraliser leur secteur étatique, notamment dans la sidérurgie, ainsi que pour lutter contre la corruption. Cela inquiète un certain nombre d'Etats membres, notamment les pays scandinaves, qui y voient le non-respect du droit communautaire le plus essentiel.

Clause de sauvegarde renforcée
La Commission a obtenu du Conseil européen qu'il assortisse son feu vert d'une menace inédite : les Vingt-Cinq pourront décider, à la majorité qualifiée, de reporter d'un an l'adhésion de la Roumanie s'ils constatent qu'elle ne respecte pas certaines obligations en matière de concurrence, ainsi que de justice et d'affaires intérieures. Cette clause de sauvegarde renforcée s'appliquera seulement à onze secteurs du droit communautaire.

Clause de sauvegarde générale
Si le Conseil constate que, dans d'autres "domaines importants", la Roumanie, n'est pas en mesure de respecter les conditions d'adhésion pour le 1er janvier 2007, il pourra décider, à l'unanimité, de repousser leur adhésion au 1er janvier 2008. Cette clause de sauvegarde générale constitue, elle aussi, une nouveauté, mais elle sera plus difficile à activer, dans la mesure où elle imposera un consensus des tous les Etats membres de l'Union.

Source: Tiscali.Europe/Newsletter/la semaine européenne-74
serghie_carmen@yahoo.com



24/01/2005

Lettres d'un exilé pour un autre (II)

Cher G.,

Je vais essayer d'écrire avec plus d'attention et éviter ainsi d'éventuelles fautes de frappe, dûes au rythme affectif que prend l'évocation de ma galère. Tu comprends que je ne m'attarde pas sur l'impact qu'ont eu sur moi certains aspects, je sais que l'expérience de l'exil est pour quiconque difficile. Ce qui fait la particularité de la mienne est que je n'ai pas choisi délibérément de quitter la Roumanie pour aller vivre ailleurs. Je me suis simplement retrouvée face à des enchaînements auxquels il fallait réagir d'une manière ou d'une autre, et même si le choix m'a appartenu, il s'est aussi fortement imposé.

Comme je te disais, à partir de '94, ma dernière année de Doctorat à Nice, le Rectorat de Galati a refusé de m'accorder la moitié de mon salaire. Le nouveau conseil juridique, I.D., un ex-cadre de la Securitate, jusque-là en poste sur la Plate-forme du Combinat Sidérurgique et maintenant muté au Rectorat, une nullité professionnelle, s'est acharné sur mon cas, qui déjà n'était pas courant. J'ai saisi le Tribunal, il y a a eu des procès et des appels, j'y ai été représentée par mon père. Mais c'est en Juillet '95, à mon retour en Roumanie, que je me suis confrontée directement aux menaces de ce crétin qui m'a traitée (textuellement) d'"ennemie de notre Etat", en m'assurant que je rembourserai tout ce que j'avais perçu.
Si au début je croyais qu'il s'agissait d'une lecture de travers du texte de Loi ou de bureaucratie, je me suis rendue compte après qu'il y avait bien autre chose, et j'ai paniqué. Je n'avais donc, rien à faire là-bas dans ces conditions, et je suis retournée en France. Comme je venais de recevoir une réponse pour la candidature que j'avais envoyée au BIT (on me demandait un complément d'information), je me suis accrochée à ce fil. Mon titre de séjour était encore valide pour quelques mois. J'ai fait un aller-retour Nice-Genève pratiquement pour rien. C'était purement administratif, ils entraient les données dans un starter, les postes étaient "bloqués jusqu'à nouvelles dispositions".
Je devais trouver une solution. Je me suis inscrite en DESS de l'Administration de l'Entreprise, à Nice, sans avoir un sou pour continuer. A mon départ, mon père m'avait donné 1500 francs pour tenir un peu. Il m'a fallu argumenter à la Préfecture des Alpes-Maritimes mon nouveau statut d'étudiante, car le Doctorat étant le diplôme le plus haut, ils ne voulaient pas m'accorder un titre de séjour pour préparer un DESS. J'ai fait remarquer qu'il s'agissait là de deux domaines de spécialisation différents, et que me former dans la gestion de l'entreprise correspondait à mes projets (j'avais une société en Roumanie, etc). Ils ont accepté, en grinçant des dents. Je me souviens bien: "Quand est-ce-que vous quittez le territoire, Madame? "Eh bien, quand j'aurai fini mes études", mais je tremblais toute, car je savais qu'il fallait trouver une autre issue. Travailler dans une organisation internationale pour la Roumanie était ce qui me convenait le mieux, mais ce n'était qu'une touchante naïveté, j'avais un passeport roumain et non pas européen et je n'étais personne.
Il n'était pas inintéressant, ce DESS, les cours qui avaient plus ou moins trait aux sciences humaines me plaisaient bien, mais l'analyse financière et la comptabilité dépassaient mon entendement, ce qui fait qu'après six mois de fréquentation assidue, je ne suis pourtant pas arrivée aux oraux, faute d'avoir trouvé un stage qui était la condition obligatoire. Mais on me l'a toujours reconnu comme formation.

A l'hôtel où j'habitais auparavant, je connaissais un Franco-Espagnol, qui louait une chambre à l'année. D'ailleurs, l'hôtel fonctionnait comme une sorte de pension, avec des clients qui étaient là pour une période plus longue, et ces habitués avaient fini par nouer des liens amicaux. Le propriétaire, un Italien qui avait fait la Résistance, nous invitait pour partager un plat de pâtes ou de polenta. Mon fils et son père avaient eu l'occasion de rencontrer ce petit monde pendant l'été '94, y compris l'Espagnol en question, mon mari avait bu avec lui un J&B.
Donc, Lopez m'a proposé de l'épouser. Je mettais ainsi un terme à mon angoisse et lui, il faisait une bonne action "pour l'humanité" et se rachetait aussi une conduite après une vie flambée (genre bon vivant, un certain humour, 18 ans de plus que moi). Mon intuition n'était pas en sommeil, mais de toute façon, je me trouvais entre deux feux. Et comme j'hésitais toujours, il a été franc: "Autrement, tu tombes à l'eau". Je me suis souvenue que je ne savais pas nager, et que "La Belle et la Bête" finissait bien, quand même (je lui ai offert le livre..).
Je me suis occupée de toutes les formalités au Consulat de Marseille, j'ai fixé la date à la Mairie de Nice, j'ai eu le trac le jour du mariage...Ensuite, je me suis rendue en Roumanie pour changer mes papiers d'identité avec le nouveau nom (carte, passeport, signature en banque pour ma société) et pour annoncer la nouvelle à mes parents (ils ont failli avoir une attaque), et à mon ex-mari (il a ouvert une bouteille de vin: "A votre santé, Madame Lopez!").
Je venais d'entrer dans une autre légalité, je ne tremblais plus tous les trois mois à la Préfecture, mais je tremblais pour d'autres choses. Mon remariage n'a jamais été blanc, du gris il a viré résolument au noir. Telle Alice, je passais de l'autre côté du miroir, mais dans un cauchemar éveillé. Normalement, je devais craquer, Lopez est apparu dans toute sa splendeur. Eh bien non, je me suis découvert des ressources de dureté qui m'ont permis de faire face à des situations inédites, pour moi. Mais la pression était invivable, deux ou trois fois j'ai dû rétablir l'ordre par la force (serrurier, police, samu). Il était pourtant clair qu'il fallait réussir une séparation si je tenais à rester intacte psychologiquement et à faire aussi quelque chose. Finalement, c'est par le Tribunal des Affaires Familiales que tout s'est calmé (quand il a reçu la citation, il est resté sans voix, tout ce qui était administratif lui faisait peur). Il y a eu une séparation de résidence d'un commun accord, sans le divorce, car vraiment cela n'aurait rimé à rien.
Je suis entrée dans un circuit spécifique, et comme j'allais le découvrir très vite, complètement sans issue: femme seule et résidente étrangère. Il n'y a pas pire pour vous tuer "à petit feu", comme m'avait prédit Lopez. Des possibilités infimes pour avoir un emploi convenable, uniquement de petits contrats, comme des gares, dans des associations. Parfois, la serpillière n'était pas exclue (lire "petits travaux secrétariat chez personne âgée",- ce sont les nouveaux codes des offres), mais je ne veux pas paraître ingrate (ce qui est impardonnable en France, il faut toujours savoir dire merci), j'ai donc, travaillé aussi avec des livres... (par exemple maintenant, dans une bibliothèque d'école). J'avais droit à la double nationalité (avant de me séparer, je suppose) simplement, d'un point de vue personnel il m'a été impossible de me décider pour cette démarche.
En Roumanie, j'ai eu du mal à faire accepter ma démission, le Ministère de l'Education chargeait le Rectorat et vice versa. En fin de compte, j'ai réussi à saisir l'enjeu de la trame: l'intérêt était que je sois absente (même s'il fallait m'exaspérer, me dégoûter, me menacer), et que mon poste de titulaire reste disponible pour des remplacements temporaires (et préférentiels). Or, si je donnais ma démission, on le mettait au concours. C'est pourquoi, rien ne se débloquait et tout tournait en rond. Mon père n'en pouvait plus, moi, je me demandais s'il serait toujours possible de trouver quelque part une justice normale dans ce pays. C'est tout petit un pays, quand on a fait le tour de ses institutions. Heureusement qu'il existe les instances internationales. J'ai fait une lettre résumant toute la bataille juridique, ce que j'en pensais et ce que je comptais faire, je l'ai portée au Service des Renseignements de Galati et j'ai demandé une enquête officielle. J'étais déjà résidente en France et je crois que cela leur a inspiré un peu de respect et qu'ils ont fait un effort de justice. Trois semaines après, je gagnais le procès en dernier appel et je recevais mon Livret de travail, que l'on avait refusé de me délivrer. Et c'est ainsi qu'a pris fin ma carrière dans l'enseignement, on m'a volé trois années d'ancienneté, il me reste en tout 19 et 11 mois. Je n'ai plus retourné la tête.

J'ai transformé ma société avec Claudiu comme associé, et j'ai rajouté à l'objet d'activité "formation professionnelle" (je t'ai dit qu'en Roumanie les sociétés ont, en général un objet d'activité multiple, c'est-à-dire qu'elles font tout, sauf la drogue...). J'ai commencé à explorer des possibilités pour démarrer, en entrant dans un programme européen. Pratiquement, la société est tout ce que j'ai, comme point d'appui (seulement, je ne veux rien faire bouger d'autre que quelques administrations...). Entre temps, j'ai fait venir Claudiu pour des études en Management dans un programme universitaire franco-américain. On s'est endettés tous les deux, mais au moins il a un diplôme international. Le tout dans des conditions de solitude, de recherches de financement pour le projet, de combat au quotidien pour survivre et payer les frais des études. Pour nous, le coût a été énorme, surtout en Amérique. Mon père nous a aidés, aussi. Il nous a quittés, brusquement, le 30 Janvier 2002. Peut-être que la vraie raison de cet exutoire, c'est bien lui.
Je t'avoue que ce qui me fait tenir est le désir de voir Claudiu en Europe, travailler pour sa propre société et la transformer en quelque chose d'international. Mais pour le moment, je m'efforce d'accepter son prochain nouveau départ au-delà de l'Atlantique. Je regarde la carte du monde qui est étalée sur tout un mur, dans ma chambre, et je me surprends prier qu'il ne décide pas de s'installer sur la Côte Ouest, mais sur la Côte Est, c'est plus près...
Qu'il ne puisse rien faire de valable dans son pays, qu'il se voit obligé de repartir, tout comme moi je n'ai rien pu faire dans mon pays de ce que je souhaitais en revenant de France avec un Doctorat, cela me semble plus qu'injuste. C'est pourquoi, je dirai toujours que la Roumanie a un destin que nous portons avec nous, comme un stigmate, telles des bêtes marquées au fer rouge.

Il y a plus de deux millénaires, nos terres du bord de la Mer Noire, appelées Pontus Euxinus (l'ancienne Tomis, à quelques deux cents km de Galati...) ont accueilli un exilé célèbre, que la Cour de Rome avait éloigné, Ovide. Son bijou, "Remèdes à l'amour" enseigne exactement l'inverse de l'art d'aimer. Le désaimer (ou le désamour) a lui, aussi des degrés, mais le but est identique: c'est retrouver sa vérité et sa liberté intérieure.
Aujourd'hui, je dirais qu'à quelque chose exil est bon. Tu ne crois pas?

Je te remercie pour ta patience, je suis épuisée, moi aussi...
All the best,
Carmen