29/07/2025
35 ans
(Photo- L'automne en Caroline du Sud)
Ces trois derniers jours de juillet marquent mon premier voyage en France, à Nice, il y a 35 ans, deux jours et deux nuits en train à travers trois pays de l’est européen. Le texte que j'ai publié sur ce blog dans la liste Témoignages, "Vingt ans après", je ne le relis plus. L’avantage de ce blog lancé en 2004 et qui a plus de sept cents notes, c’est qu’il a des Archives qui stockent fidèlement les souvenirs et les émotions. En 2015, à la même époque, j’écrivais: « Il y a 25 ans, jour pour jour, j'arrivais à Nice, à l'Université internationale d'été. Ce matin, j'ai entendu à la radio une expression qui allait bien avec le film de ma vie: "manger avec le diable et payer l'addition". Sauf que normalement, c'est à lui de la payer, s'il est fair play. Enfin, ce n'est pas fini, il n'a pas dit son dernier mot, ça sera peut-être la révélation ».
Dans quel état d’esprit vais-je accueillir cette trente-cinquième année depuis que ma décision de quitter la Roumanie a commencé à prendre forme ? C’était un désir ou une nécessité ? Selon Spinoza, nous changeons selon les exigences de la nécessité et non en réponse à notre liberté. Il m’arrive de faire l’exercice de réflexion consistant à repérer sur mon parcours un point où j’aurais pu prendre un autre chemin, et je construis un scénario, comme si j’écrivais une fiction. Mais aucun scénario virtuel ne tient la route, car il existe toujours un élément ou plusieurs qui ne correspondent pas au principe de réalité. Et c’est la réalité, donc la nécessité, qui a décidé. Par exemple, si j’essaie de récrire le scénario de mon parcours de vie à partir du moment T 1990, en modifiant les paramètres et en remplaçant le paramètre « France » par le paramètre « Etats-Unis », je constate facilement que cela ne fonctionne pas. Aujourd'hui, après avoir voyagé plusieurs fois aux Etats-Unis, je me surprends ressentir une sorte de nostalgie pour quelque chose qui n’a jamais existé, pour une possibilité perdue, et je me dis que j’aurais pu vivre là-bas. J’aimerais surtout savoir comment je me serais adaptée, comment j’aurais travaillé, comment mon énergie au moment T 1990 aurait évolué. J’aurais été forcément une autre personne. Nous sommes la somme de nos expériences.
Un sondage récent montre que trente-cinq ans après la disparition de Ceausescu, presque 70% des Roumains le regrettent ou considèrent qu’il a été un bon dirigeant. Ce qui, observait à juste titre un compatriote, représente l’échec d’une société qui n’a pas compris son passé et n’a rien appris non plus, qui confond l’ordre avec la dictature, la peur avec la discipline, la soumission avec la stabilité. Comment en sommes-nous arrivés là ? L’histoire du communisme a été réduite à deux pages, la Justice a pardonné aux tortionnaires, la Securitate s’est reconvertie dans la politique et dans les affaires, les postes de télévisions ont continué la même propagande. La bêtise collective naît dans le vide laissé par l’éducation, dans l’absence de honte, dans l’amnésie cultivée méthodiquement.
Bien entendu, ce n’est pas tout, la société est polarisée à cause de la corruption endémique. La réforme existentielle, que le gouvernement roumain en place depuis deux mois, après un scrutin présidentiel à haut risque, tente d’appliquer, se heurte à une résistance massive de la part de la coalition traditionnelle, les sociaux-démocrates en version roumaine. Si nous ajoutons la manipulation par le pouvoir et l’influence, la guerre hybride en train de déstabiliser l’Europe, à la stupidité collective devenue un danger social majeur (nous avons le plus grand nombre d’analphabètes fonctionnel, autant d’électeurs), on peut dire que la Roumanie peut facilement dérailler. La Roumanie n’est pas la Pologne, elle n’est pas non plus la République Tchèque qui vient de voter une loi pour condamner le communisme et le nazisme.
Dans son livre Le Laboureur et les mangeurs de vent. Liberté intérieure et confortable servitude, Boris Cyrulnik analyse les raisons qui font glisser certains vers la servitude volontaire qui les pousse dans les bras du populisme C’est le confort de la servitude, car on n’a pas besoin de réfléchir. Notre tendance naturelle est la soumission, on part tous d’une soumission parce qu’on a une appartenance (notre mère, notre foyer, notre langue maternelle, notre culture, nos croyances religieuses) et on accède petit à petit à un degré de liberté intérieure, mais cette liberté intérieure se gagne. Autrement dit, on s’affranchit. Et quand ce n’est pas le cas, on est vulnérable devant un sauveur qui arrive et dit de voter pour lui. Beaucoup de dictateurs sont d’ailleurs élus démocratiquement. On assiste à une solidarité dans la servitude, qui est sécurisante. On fait la fête dans la servitude, on est sécurisé parce qu’on se soumet à celui ou à celle qui prétend avoir la seule vérité, on se laisse embarquer par l’euphorie de réciter tous ensemble les mêmes mots, d’agiter les mêmes pancartes, de scander les mêmes slogans. C’est la pensée paresseuse : d’autres ont fait le travail, on n’a pas besoin de douter, on n’a pas besoin de se tromper, on n’a pas besoin de changer d’hypothèses comme en science.
Pour un bon nombre de Roumains, avoir vécu dans un régime totalitaire a été une expérience traumatisante. Pour d’autres, pas spécialement. Ils ont collaboré en vrais patriotes. Et c’est justement sur cette corde sensible touchant à l’appartenance et à l’identité (nationale, religieuse) que joue de nouveau le patriotisme souverainiste. Après un traumatisme, de quelque nature que ce soit, le temps pour vivre sa peine ou sa colère, pour l’exprimer, est important. Si nous tournons la page rapidement, des sentiments feront surface plus tard et se transformeront en maladie ou en dépression. Le déni qui permet de ne pas souffrir n’est jamais un facteur de résilience, puisque le blessé ne peut rien faire de sa blessure. Ce qui se passe maintenant en Roumanie est une forme de déni. Les générations passent, on compte sur l’oubli, mais surtout sur la réécriture perverse de l’histoire et la manipulation des émotions.
A propos de la stupidité collective qui est un vrai danger, voici une note de 2020, où j’écrivais que chaque année et chaque jour m’avaient confirmé, trente années durant, que j’avais pris la bonne décision de quitter la Roumanie, mais qu’un sentiment trompeur m’avait toujours accompagnée : l’espoir. J’y fais référence au livre de Cipolla sur les Lois de la stupidité (livre traduit en roumain aussi) et je me limite à deux-trois conclusions (je lui ai consacré une note sur le blog CEFRO (http://www.cefro.pro/archive/2020/05/25/la-stupidite-huma...).
C’est la note Anniversaire (30), avec ma photo d’il y a 35 ans qui figurait sur mes demandes envoyées à des ambassades.
http://elargissement-ro.hautetfort.com/archive/2020/05/26...
18:41 Publié dans Actualités, Archives, Emploi, Enjeux, Evénement, Film, Publié sur Facebook, RO-EU-USA/Coopération, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : 35 ans, roumanie, france, etats-unis, archives | Facebook | |
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