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20/04/2005

Littérature à propos

GIACOMO LEOPARDI, "Pensées"

"J'affirme que le monde n'est que l'association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles. Lorsque plusieurs coquins se rencontrent pour la première fois, ils se reconnaissent sans peine, comme par intuition, et entre eux les liens se nouent aussitôt; si d'aventure leurs intérêts s'opposent à leur alliance, ils n'en conservent pas moins une vive sympathie les uns pour les autres et se vouent une mutuelle considération. Quand un coquin passe un contrat ou engage une affaire avec un individu de son espèce, il agit le plus souvent loyalement sans songer à le tromper; a-t-il en revanche à traiter avec des honnêtes gens, il leur manque nécessairement de parole et, s'il y trouve avantage, s'efforce de les perdre. Il lui importe peu que ses victimes aient assez de coeur pour se venger, puisqu'il espère toujours, comme cela se vérifie presque à coup sûr, triompher de leur courage par la ruse.(...) Rares sont les coquins qui restent pauvres, car pour ne citer qu'un exemple, si un homme de bien tombe dans la misère, nul ne vient le secourir et nombreux même sont ceux qui s'en réjouissent; mais si c'est à un scélérat que cela arrive, toute la ville se lève pour l'aider. On en peut aisément deviner la raison: nous sommes naturellement affligés par les misères de ceux dont nous partageons la vie et le sort parce qu'elles nous semblent autant de menaces pour nous-mêmes; et lorsque nous le pouvons, nous y portons volontiers remède, car l'indifférence équivaudrait, nous le savons bien, à accepter d'être traité sur le même pied quand viendra notre tour.
Or les coquins, qui sont au monde les plus nombreux et les plus riches, considèrent chacun de leurs pareils, même s'ils ne le connaissent pas directement, comme un frère et un ami, et ils se sentent tenus de le secourir dans les revers, du fait de cette espèce d'alliance que j'évoquais plus haut(...)

En revanche, les gens de biens et les hommes de coeur, qui se distinguent de la masse, sont tenus par elle pour des êtres d'une autre espèce; non seulement on ne les regarde pas comme des frères et des amis, mais on les excepte volontiers du droit commun, et comme on le voit sans cesse, on les persécute plus ou moins sévèrement selon le degré de scélératesse ou d'ignonimie de l'époque où leur est échu de vivre. En effet, de même que, dans l'organisme la nature tend toujours à se purger des humeurs et des principes incompatibles avec les constituants du corps, de même dans les grands complexes humains, la nature ordonne que quiconque diffère grandement de l'ensemble, surtout si cette différence marque en même temps une opposition, soit anéanti ou expulsé par tous les moyens.
Ce sont toujours les meilleurs et les plus nobles qui sont les plus détestés, car ils sont sincères et appellent les choses par leur nom. C'est la une faute impardonnable pour le genre humain qui ne hait jamais tant celui qui fait le mal, ni le mal lui-même, que celui qui lui donne son vrai nom. Si bien que souvent le criminel obtient richesse, honneur et puissance, tandis que celui qui stigmatise ces agissements est envoyé au gibet; les hommes sont en effet toujours prêts à supporter les pires tourments venant des autres ou du ciel, purvu qu'en paroles on ait soin de les épargner."

14/04/2005

Merci, Monsieur Thierry de Montbrial...

Je viens de découvrir à la Fnac, sur le rayonnage "Histoire contemporaine, Europe de l'Est", un ouvrage de quelques centaines de pages: Le Grand Choc d'une fin de siècle trop court -Communisme, Post-communisme et démocratie, Entretiens avec Vladimir Tismanéanou, Version française de Jean-François Courriol, Préface de Thierry de Montbrial. L'auteur est Ion Iliescu, l'ex-Président roumain. Le livre est paru fin 2004, aux Editions du Rocher, Monaco (rien d'étonnant).
Le livre est voyant, il veut accrocher dès la première de couverture: la photo tout sourire de l'ex- Président, les sous-titres offrant un condensé du contenu, les couleurs agréables. On n'a pas lésiné sur les moyens, ce n'est pas un livre modeste, dont le but serait avant tout de communiquer quelque chose, son intérêt est d'exister. Il n'est donc pas nécessaire de trop avancer dans le livre, on pourrait se contenter de la couverture. Pour un Roumain qui a vécu l'avant et l'après, ce que dirait Ion Iliescu dans ces entretiens est trop bien connu (pardon, je me demande au passage ce que pourrait enseigner notre politologue, Vladimir Tismanéanou aux US).
J'y ai donc appliqué une méthode de lecture rapide, en diagonale, celle qui convient le mieux à ce genre de textes écrits en langue de bois -cette fois-ci, on a affaire à la version soft du socialisme, avec des emprunts libéraux (pas exactement celle qui me rebutait dans les cours de sciences sociales, autrefois en Roumanie).
Mais, dès que l'on ouvre le livre, c'est bien dans la préface que l'on trouve l'essentiel. Elle est écrite par Thierry de Montbrial, Membre de l'Académie des sciences morales et politiques, fondateur et directeur général de l'Institut français des relations internationales.
J'aimerais dire que j'ai été déçue en lisant cette préface élogieuse et complaisante, élégamment creuse. Je ne l'ai pas été, j'ai trouvé que c'était parfaitement dans l'air du temps.
Il fallait avoir l'autorité de Monsieur de Montbrial pour produire, par exemple cette phrase profonde:
"Le président excelle dans la combinaison peu commune de la pensée et de l'action". On peut comprendre qu'il faut bien écrire quelque chose sur un chef d'Etat lorsqu'on s'est engagé à le faire...
Mais plus loin, je rencontre une idée qui me paraît énorme: "la normalisation" de la Roumanie, après la dictature fasciste et communiste. C'est ahurissant de voir des pages d'histoire expédiées comme cela, d'un trait insouciant:

" Ce livre vient à point car, si aucun grain de sable ne fait dérailler le processus, la Roumanie devrait adhérer à l'Union Européenne en 2007. Or, avec 237.500 Km2 et près de 23 millions d'habitants, elle est de loin, après la Pologne, le plus grand pays de l'Est à rejoindre notre Communauté. Pour la France, qui après la Première Guerre mondiale, avait entretenu des rapports si proches avec cet Etat latin à la formation duquel elle avait tant contribué, la "normalisation" de la Roumanie devrait avoir un sens plus riche encore que pour les autres membres de l'Union. J'emploie à dessein le mot "normalisation", car lorsqu'on interroge Ion Iliescu sur la trace qu'il aimerait laisser dans l'histoire, il répond: avoir contribué à "normaliser" la situation de son pays après un demi-siècle de dictature fasciste, puis communiste".

Il était évident dès Décembre '89 que Ion Iliescu travaillait à son image de dissident de l'époque de Ceausescu, son ancien camarade de parti, mais j'ignorais que "normalisation" signifiait 15 années de mensonges, de corruption du haut en bas, d'affaires véreuses fabriquant l'élite politique et financière, de vies brisées ou anéanties par une précarité galopante ou par les rouages d'une justice inique, 15 années de "liberté" pour les milliers d'émigrés vers les US et vers le Canada ou partis pour travailler sur les trottoirs de la "douce France", ou dans les maisons des personnes âgées à Rome, ou dans les champs de fraises en Espagne, et contribuer ainsi à la croissance du pays lorsqu' ils envoyent l'argent par Western Union -cet autre argent que celui qui se fait en un tour de stylo et sur un coup de fil.

Je me demande à qui s'adresse ce livre. En tout cas, pas aux Roumains, il est en version française mais, sans trop vérifier, je doute qu'il existe une version roumaine, publiée en Roumanie. Sa parution en France relève de la gesticulation diplomatique et bénéficie de ses circuits spécifiques.
Mais j'ai trouvé presque blessant de voir cités dans une pareille présentation, les noms de Ionescu, Brancusi, Eliade afin que le potentiel lecteur français (intellectuel, je présume) puisse avoir quelques repères: "un peu d'histoire, avant d'arriver à la place de Ion Iliescu sur la scène politique dans les circonstances de '89".
Et voici la touche finale de l'apologie, notre ex-Président devrait se déclarer comblé:

"Au moment où j'écris ces lignes, il s'apprête donc à quitter le Palais Cotroceni. Il n'abandonne pas la politique pour autant puisqu'il redeviendra le président de son parti, lequel appartient désormais à l'Internationale socialiste. Je ne doute pas que, dans les prochaines années, Ion Iliescu continuera de rendre des services éminents à son pays comme à l'Europe".

J'ai voulu signaler ce livre à ceux de mes compatriotes, simples lecteurs citoyens ou journalistes ayant gardé un peu de colonne vertébrale et qui s'expriment où et comment ils peuvent, en demandant le procès du communisme (qui n'a jamais eu lieu) et du régime qui lui a succédé pendant 15 ans.
Mais j'ai surtout voulu remercier Monsieur Thierry de Montbrial pour cette nouvelle preuve de l'amitié franco-roumaine.

Carmen Lopez
serghie_carmen@yahoo.com

03/02/2005

Pourquoi je peux résister en France?

fragments du texte "Nice, mon amour...?", écrit entre Septembre 1990 -Janvier 1991

Deux précisions. D'abord, 15 ans après, la Roumanie n'a plus le même visage, quelque douteuses que soient les origines de son économie de marché.
Ensuite, mon expérience de vie et de travail en France me fait connaître de l'intérieur le fonctionnement réel de ce système occidental et y porter un regard lucide. Si j'avais connu un autre système occidental, j'aurais gardé la même lucidité. C'est une attitude, et sûrement pas une de celles qui assurent le confort. Lorsqu'on survit dans un dispositif comme sous une autre dictature, mutatis mutandis, l'important est de ne pas oublier qui on est. C'est pourquoi je peux résister en France, aujourd'hui.


"Cet été j'aime la mer en peu en hâte, je la trahis déjà avec la Méditerranée, elle le sent et m'offre son plus beau vert-gris et ses plus tendres caresses. Pas un jour de pluie, pas un nuage; elle brille, elle fait de son mieux pour résister à une prochaine comparaison. (...)
Je quitte le littoral deux jours plus tôt parce que je vais à Bucarest, reprendre mon passeport et obtenir le visa d'Italie.
C'est bien plus difficile que je n'imaginais, on me dit au Consulat que les Italiens mettent beaucoup de temps à délivrer les visas pour les Roumains, même s'il s'agit d'un transit, et c'est pareil à l'Ambassade d'Autriche. Je perds quelques heures à traverser en taxi Bucarest, d'une ambassade à l'autre, où je fais la queue pour demander des renseignements. Il n'y a pas d'alternative, je serai obligée de faire un grand détour, d'entrer en France par la Tchécoslovaquie et l'Allemagne, pour laquelle j'ai le visa en moins de 24 heures. Je me décide pour le train, l'avion est trop cher, l'équivalent de sept mois de salaire. A l'agence de voyage où je me rends après, avec le passeport maintenant en règle, une foule de quelques centaines de personnes bloque l'entrée. J'apprends que c'est la seule agence internationale du pays et qu'il faut se faire inscrire sur une liste pour avoir un numéro d'ordre (on n'en délivre pas plus de trois cents par jour) avec lequel on se présente au guichet et on achète le ticket. Pour être l'heureux possesseur d'un numéro d'ordre,il faut se trouver là, quelques heures avant l'ouverture de l'agence, donc à cinq heures du matin, mais déjà à quatre heures je suis le numéro 258. Enfin, après une bousculade à l'entrée, où un policier contrôle les passeports, je suis dans l'agence, la victoire est proche, maintenant je n'ai qu'à me coller au mur et à rassembler toutes mes forces pour supporter l'attente. Les employées affolées travaillent dans cet air irrespirable avec une technique datant sans doute, du début de l'histoire des chemins de fer. Je finis plutôt que prévu et j'ai la chance de trouver un taxi qui m'emmène à la gare; je prends le train du soir pour rentrer chez moi. C'est mardi, dans trois jours je serai dans le "Panonia Express", en route vers la France.
La journée commence bien! L'express qui vient de Bulgarie a déjà un retard de six heures, il a été arrêté à la douane à cause des tziganes bulgares et roumains qui font du trafic. Les voitures sont inconfortables, huit personnes dans un compartiment, je gagne une petite place assise mais je m'affole à l'idée de voyager comme ça, serrée, engourdie, durant quinze heures.
Il est clair que je dois essayer de m'arranger avec le chef du wagon pour obtenir une couchette, ce que je réussis contre quatre billets de cent lei. Je ne vais pas le regretter, car bientôt ce sera vraiment l'enfer. Le train, qui devait partir à neuf heures du matin se met enfin, en marche à quinze heures et jusqu'à la frontière hongroise il se remplit encore, les tziganes avec leurs petits dorment dans le couloir, sur les bagages et les sacs, c'est un tour de force d'arriver aux toilettes où la saleté est indescriptible. Ils vont presque tous à Berlin, les uns pour trafiquer, les autres pour ne plus revenir.
Un train dans la nuit, c'est sinistre, le bruit des roues est assourdissant et le roulis du wagon m'empêche de fermer l'oeil. Je voudrais tant dormir un peu, mes cinq voisines se sont assoupies, elles sont plus jeunes, moi, j'ai mal à la tête, j'ai chaud et une curieuse sensation de peur me serre l'estomac. Heureusement, je suis allongée dans ma couchette, je n'ose même plus m'imaginer sur une place assise.
On ouvre brutalement la porte du compartiment et on allume, le couloir commence à s'animer. Il est deux heures du matin, les douaniers roumains et hongrois font le contrôle. Il faut déclarer le but de son voyage, ses bagages, son argent, il est interdit de sortir de la monnaie roumaine.
A sept heures, après avoir vu enfin, le lever du soleil sur Budapest, je me rafraîchis en me passant sur le corps une petite serviette mouillée, je verse une tasse d'eau sur deux cuillerées de nescafé et j'avale un cachet d'aspirine. Il commence déjà à faire chaud et la steppe hongroise semble infinie. Le café ne peut rien contre la fatigue d'une nuit blanche et dans la lumière rassurante du jour je m'endors, pour me réveiller au moment du contrôle que font maintenant les Tchèques. Ils sont plus polis et plus coopératifs.
Le paysage change, la fraîcheur des collines et le gai scintillement de quelque rivière me réveillent pour de bon. A 17 h, je suis enfin à Prague. Métro formidable, gare extraordinaire, propreté exemplaire, transition vers l'Occident. Je revois la mine ahurie du jeune Noir qui, descendu du "Panonia Express" dans la gare de Bucarest, m'avait demandé s'il se trouvait en effet là. Il ne voulait pas l'accepter: "It's really the capital of Romania?"
Au bureau de renseignements, un monsieur âgé m'explique patiemment, en français, que tout le trajet inscrit sur mon billet aller-retour est fantaisiste, que l'agence roumaine embrouille toujours les choses et il me donne, sur un papier toutes les correspondances et les horaires jusqu'à Nice. Le problème, c'est d'avoir une réservation jusqu'à Stuttgart, ce que j'essaie de faire ensuite, en mélangeant le français et l'anglais devant une dame qui, elle, m'explique en tchèque et en allemand qu'il n'y a plus de réservations pour le premier train de nuit, mais qui en me voyant effrayée et au bord des larmes, décroche le récepteur, pianote sur son ordinateur et obtient pour moi une place assise. Le train est de nouveau bondé et je vais passer une deuxième nuit blanche. Les voyageurs ont changé: un professeur belge qui fait des annotations sur un volume de Mauriac, deux jeunes filles anglaises et un Arabe qui rient tout le temps, trois Roumains qui vont à Munich. L'un d'eux n'a pas de passeport, mais il se dérobe bien ou a de la chance, le contrôle est très superficiel. A cause de la fatigue je n'ai pas faim, j'ai soif en permanence, heureusement j'ai acheté dans la gare deux jus de fruits, des vrais, probablement. Malgré la porte ouverte, dans le compartiment on suffoque, le couloir est plein de monde et de bagages. Je relève mes cheveux, j'ajuste ma jupe qui colle à la banquette et déboutonne encore plus mon chemisier. En avion, je serais déjà arrivée et en bonne forme, regret que je chasse à l'instant même, en me rappelant le prix deux fois plus élevé. Six heures du matin, le train s'est vidé et il fait frais, je mets un pull et m'efforce de sortir de l'engourdissement de la nuit, en m'accrochant aux images nouvelles qui défilent. On dirait le bouquin illustré des contes des Frères Grimm, avec le blanc des maisons et le rouge des toits qui se détachent sur le vert foncé des palissades géométriques. Tout respire la netteté, l'ordre et l'équilibre.
A Stuttgart, je descends et je prends sur le qui un chariot à bagages. Bien sûr, je ne découvre pas tout de suite qu'il faut appuyer pour le faire avancer et je me sens rougir. J'entre dans la gare en le poussant lentement et au même moment, tout ce que je réussis à embrasser du regard revient en boomerang sur ma tête. Je m'arrête d'abord, aveuglée par l'éclairage, les couleurs et les formes, puis je commence à enregistrer les détails. Je n'ai jamais imaginé qu'il pouvait exister un tel choix de bonnes choses, destinées à la consommation des gens, des gens comme moi. Un étouffant sentiment de honte, de pitié, de révolte impuissante se dissout dans la chaleur des larmes que je ne peux arrêter. Je sens que je m'en souviendrai toute ma vie et que cette séquence sera toujours douloureuse. Je pense à Claudiu qui n'a vu des bananes que deux fois, et la dernière c'était il y a six ans. Un peu gauche, j'achète une banane pour lui et je la mange en pleurant. Après un quart d'heure, mes yeux s'habituent à la lumière, je reviens peu à peu à moi-même en me disant qu'après tout, ce n'est là qu'une banale porte d'entrée dans le monde civilisé, je suis seule, il faut que j'aie du courage pour surmonter le choc des contrastes. Au bureau de renseignements j'apprends que je ne dois pas attendre, dans dix minutes j'ai un express pour Strasbourg. Je paie ma réservation dans le train, à un chef de wagon qui me transmet de son calme et de sa bonne humeur. Dans les toilettes élégantes, je me lave et mets un autre chemisier, puis je regagne le siège moelleux et commence à grignoter quelques biscuits, avec un peu de café. Le voyage devient confortable.
A Strasbourg, je découvre la sensation curieuse et rassurante d'être à l'aise, en dépit du contexte totalement nouveau, c'est le miracle d'une langue connue et aimée, grâce à laquelle je me fais absorber. Mon profond amour pour la France est né et s'est nourri des mots, ces mots lus et pensés que je retrouve maintenant flotter autour de moi, bien réel et vivants. Des visages ouverts et aimables m'encouragent, tout devient facile, je m'oriente rapidement, c'est comme si j'enfilais lentement un gant pour constater qu'il me va. Je tombe amoureuse de la SNCF, de Lyon à Nice je peux enfin passer la troisième nuit de mon voyage en dormant. Quand j'ouvre les yeux, je suis déjà plongée dans le rêve où je vais me mouvoir pendant un mois entier. Miramar, Cannes, Juan-les-Pins...Les palmiers et les agaves ne sont pas peints, le blanc étincelant des palaces et des villas coquettes n'est pas du carton, les couleurs éblouissantes des réclames et des enseignes ne sont pas un effet de mise en scène, le bleu intense qui borde le décor c'est vraiment la Méditerranée. Tout semble aussi réel que la petite femme qui, perdue entre ses deux bagages, n'ose même plus respirer de peur que le charme ne s'évanouisse.
Nice. Je sors de la gare et la première tentation est de prendre un taxi, je ne connais encore rien des prix, mais je renonce vite à cette commodité et après m'être renseignée un peu, je commence à traîner ma valise et mon sac jusqu'à l'arrêt d'autobus. C'est assez loin, je dois me reposer tous les dix pas, mais je ne suis qu'yeux. Ces cafés, ces boutiques, ces magasins, ces voitures, ces gens animent en nuances vives et fortes la première rue française dans laquelle je me trouve comme tout autre passant qui participe à une image quotidienne. L'autobus 22 me laisse devant la Faculté des Lettres.
Il est 9h du matin, il fait déjà extrêmement chaud. Je trouve enfin le secrétariat où le directeur, souriant et gentil, me réserve un accueil si chaleureux, que la fatigue et les émotions accumulées tombent, et je me sens d'un coup dans une forme excellente. (...)
La concierge me confie le trousseau de clés et j'entre dans une petite chambre accueillante qui a tout ce qu'il faut: un lit aux draps blancs et frais, deux étagères, un bureau, une chaise, un fauteuil, une armoire, un lavabo. Quand j'ouvre la fenêtre et tire les volets, c'est comme un coup porté à ma rétine: la pièce est envahie par une lumière aveuglante dans laquelle se confond le bleu indéfinissable de l'eau et de l'horizon. Avoir la mer à ma portée, pouvoir la surprendre n'importe quand, le matin, à midi, la nuit, me réjouir de sa présence bénie pendant un mois, c'est inespéré, cette fenêtre qui vaut mes rêves, est la plus belle surprise que me fait Nice.
Je déballe, range mes affaires et après une douche et un café fort qui trompent la fatigue, je mets une robe légère et descends déjeuner.(...)
Devant les bols et les assiettes appétissants, les fruits et les jus exotiques, je réalise que la faim me fait mal. Je mets sur le plateau une salade, du jambon cuit (pour lequel je ferai une passion), un plat chaud et une banane. Je mâche lentement et pour la première fois j'ai conscience de participer à un rituel fondamental, qui peut et qui doit être un plaisir. Je me sens propre à l'intérieur du corps, comme je le suis à l'extérieur, puisque je peux, enfin, manger comme un être humain et prendre autant de douches que je veux, il y a de l'eau chaude en permanence. C'est d'ailleurs une sensation de bien-être physique qui ne me quittera plus, durant ce séjour.(...)

Un ciel gris d'octobre, le vent qui me donne toujours des maux de tête et les feuilles faisant des tourbillons moqueurs devant mes pieds quand, après six heures de classe je rentre à la maison. Il n'est pas question de monter dans l'un des rares autobus bondés, dont les portes ne ferment jamais.
Je descends lentement le boulevard, à l'entrée d'une crémerie on fait de nouveau la queue, c'est sans doute pour du fromage; en face du magasin, près de chez moi, une autre foule attend des chaussures. Je suis si fatiguée, que même si l'on vendait du papier hygiénique ou des allumettes, je ne pourrais pas résister debout encore une heure ou deux.
Heureusement, D. est arrivé avant moi et il est déjà en train de faire griller quelques tranches de poisson, je n'ai pas cuisiné hier, la semaine vient de commencer et Claudiu déjeune chez maman, ce n'est que le dîner qui sera de nouveau un problème. On mange pour manger, on entasse les assiettes dans l'évier, il n'y a pas d'eau. Lui, il va se coucher, il a passé hier dix-sept heures à attendre les citernes à essence, il est parti à trois heures du matin et il est rentré à dix heures du soir, il a fait ses classes cependant, et a cassé la croûte chez un copain qui habite près de la station service.
Je n'ai pas trouvé pour Claudiu de papier de couleur, ni de cahiers, je n'ai pas trouvé de détergents, de serviettes, de sel, d'eau minérale, d'ampoules électriques, de coton. Je décide de ne plus rien chercher, de me passer de tout, ou de m'ingénier à essayer des remplaçants primitifs, comme dans une robinsonade absurde. Des magasins vides, des immeubles de mauvais goût qui ne sont que des abris, des odeurs pestilentielles se dégageant des poubelles trop pleines et oubliées, des gens mal lavés et mal habillés, aux visages idiots ou déprimés, l'image de cette misère qui tarit les sources de l'existence..., alors se glisse dans ma tête une question enfantine, horrible et tragique: et si l'on vendait ce pays? Il n'y a plus rien à faire.
Blottie dans le coin du lit, près de la fenêtre, je sirote le café, préoccupée que le liquide brûlant ne se mélange au marc déposé au fond. La pluie qui frappe les vitres apporte le froid. La chaleur des souvenirs de cet été est une perversité. (...)
L'hiver montre enfin ses dents. Un froid sec, qui fouette le visage. Les plaies avivées sur les mains de Claudiu sont autant de déchirements dans mon coeur. Dans l'appartement, le chauffage est capricieux, pour la nuit je mets de nouveau des chaussettes et un pull, dans la matinée on fait couper l'électricité, justement de quoi dérouter le frigo, le prix de l'essence a doublé sous le prétexte de la guerre du Golfe, le temps n'est plus perceptible, la chute dans laquelle s'engage avec confiance ce peuple est vertigineuse.(...)
La situation est à nouveau explosive en cette fin de Décembre, qui a accumulé toute la tension de l'énorme tromperie, du mensonge grotesque, mimant le langage de la démocratie. Le pays est devenu l'empire de la haine, de la corruption, de la délation, il est scindé. Dieu seul pourrait faire un miracle et éclairer l'âme et la raison de tant d'abrutis qui soutiennent, par une soumission et une patience devenues leur seconde nature, cette nouvelle nomenklatura qui, pur style soviétique, une fois au pouvoir, ne cède devant aucun argument. Seules les forces de la rue et une grève générale arriveraient à les balayer, mais à quand la possibilité d'une telle entente? J'ai envie de vomir toutes les fois que j'allume la télé: la galerie zoo des parlementaires, la démagogie lamentable du pouvoir qui manigance pour faire croire que nous sommes libres, et qu'ils sont les meilleurs, les irremplaçables, et que les autres sont des fascistes qui destabilisent...(...)
Vendredi dernier, D. a eu un accident, un chauffard éméché est entré dans notre voiture arrêtée au feu rouge et a accroché l'aile arrière droite et le coffre. Evidemment, on ne trouve pas de pièces pour les autos, il faudra remuer ciel et terre afin de dénicher quoi que ce soit. Pour un coup, c'en est un, car la petite Trabant jouait le rôle de taxi privé, D. avait payé pour avoir une autorisation, en pensant que c'était le seul moyen de survivre, de faire face aux dernières augmentations qui sont abominables, pour nous, en tout cas. Une paire de chaussures coûte la moitié de mon salaire, une paire de bottes le dépasse, le prix des voitures a triplé. Dans la maison, il serait temps qu'on fasse remplacer le lit, on ne peut plus le réparer, le téléviseur ne marche pas bien, la machine à laver est définitivement hors d'usage, le réfrigérateur a déjà quinze ans et il peut nous faire une surprise, ce serait le vrai drame, la cuisinière à gaz, que nous avaient vendue les anciens propriétaires a déjà dépassé vingt ans. Pour acheter quelque chose, il faudrait avoir un salaire trois fois plus élevé et le mettre de côté pendant deux ou trois ans. Je ne garderais que la bibliothèque et les quelques centaines de livres qui me sont chers. Aujourd'hui, Claudiu est rentré de l'école en pleurant, la semelle de sa chaussure gauche s'était complètement décollée. Et moi, si heureuse d'avoir trouvé dans un vieux placard ces brodequins que j'avais portés une ou deux fois à la montagne, il y a une diziane d'années. Malheureusement, on ne peut les faire réparer, le cordonnier n'a plus de colle. Claudiu a grandi, il a presque ma taille, je lui passe certains de mes pulls, de mes chaussettes en laine, mais j'aimerais tant lui offrir des bottes fourrées comme cadeau de Noël. Il y a peut-être une chance, une ancienne élève, qui est vendeuse, m'avait promis quelque chose.
C'est la semaine 16-23 Décembre, la ville de Timisoara est une protestation violente, les démonstrations et les appels désespérés à la grève générale se heurtent au mépris, au cynisme et aux menaces affichés par l'équipe solidement ancrée des officiels qui jouent une comédie effrontée.
Je refuse d'être femme, mère, épouse, professeur, citoyenne roumaine, née roumaine, je voudrais être un petit cafard noir, dans un trou noir. Ne le suis-je pas?"