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20/04/2005

Littérature à propos

GIACOMO LEOPARDI, "Pensées"

"J'affirme que le monde n'est que l'association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles. Lorsque plusieurs coquins se rencontrent pour la première fois, ils se reconnaissent sans peine, comme par intuition, et entre eux les liens se nouent aussitôt; si d'aventure leurs intérêts s'opposent à leur alliance, ils n'en conservent pas moins une vive sympathie les uns pour les autres et se vouent une mutuelle considération. Quand un coquin passe un contrat ou engage une affaire avec un individu de son espèce, il agit le plus souvent loyalement sans songer à le tromper; a-t-il en revanche à traiter avec des honnêtes gens, il leur manque nécessairement de parole et, s'il y trouve avantage, s'efforce de les perdre. Il lui importe peu que ses victimes aient assez de coeur pour se venger, puisqu'il espère toujours, comme cela se vérifie presque à coup sûr, triompher de leur courage par la ruse.(...) Rares sont les coquins qui restent pauvres, car pour ne citer qu'un exemple, si un homme de bien tombe dans la misère, nul ne vient le secourir et nombreux même sont ceux qui s'en réjouissent; mais si c'est à un scélérat que cela arrive, toute la ville se lève pour l'aider. On en peut aisément deviner la raison: nous sommes naturellement affligés par les misères de ceux dont nous partageons la vie et le sort parce qu'elles nous semblent autant de menaces pour nous-mêmes; et lorsque nous le pouvons, nous y portons volontiers remède, car l'indifférence équivaudrait, nous le savons bien, à accepter d'être traité sur le même pied quand viendra notre tour.
Or les coquins, qui sont au monde les plus nombreux et les plus riches, considèrent chacun de leurs pareils, même s'ils ne le connaissent pas directement, comme un frère et un ami, et ils se sentent tenus de le secourir dans les revers, du fait de cette espèce d'alliance que j'évoquais plus haut(...)

En revanche, les gens de biens et les hommes de coeur, qui se distinguent de la masse, sont tenus par elle pour des êtres d'une autre espèce; non seulement on ne les regarde pas comme des frères et des amis, mais on les excepte volontiers du droit commun, et comme on le voit sans cesse, on les persécute plus ou moins sévèrement selon le degré de scélératesse ou d'ignonimie de l'époque où leur est échu de vivre. En effet, de même que, dans l'organisme la nature tend toujours à se purger des humeurs et des principes incompatibles avec les constituants du corps, de même dans les grands complexes humains, la nature ordonne que quiconque diffère grandement de l'ensemble, surtout si cette différence marque en même temps une opposition, soit anéanti ou expulsé par tous les moyens.
Ce sont toujours les meilleurs et les plus nobles qui sont les plus détestés, car ils sont sincères et appellent les choses par leur nom. C'est la une faute impardonnable pour le genre humain qui ne hait jamais tant celui qui fait le mal, ni le mal lui-même, que celui qui lui donne son vrai nom. Si bien que souvent le criminel obtient richesse, honneur et puissance, tandis que celui qui stigmatise ces agissements est envoyé au gibet; les hommes sont en effet toujours prêts à supporter les pires tourments venant des autres ou du ciel, purvu qu'en paroles on ait soin de les épargner."

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