Monsieur le Premier-Ministre,
Monsieur le Ministre de l'Intérieur,
La question soulevée ces derniers jours concernant le vote des étrangers m'a intéressée, et pour cause. D'après ce que j'ai pu comprendre, elle n'est pas nouvelle, seulement reprise de temps à autre, suivant l'éclairage. Sans doute, est-elle aussi délicate parce qu'elle touche de près à l'aspect de la nationalité française.
Les arguments contradictoires que j'ai écoutés me semblent également justes, dans la mesure où ils relèvent du raisonnement logique sur la primauté de la poule ou de l'oeuf.
Néanmoins, comme je n'ai pas trop lu ou entendu le point de vue d'un étranger en situation régulière, je me permettrais de vous livrer le mien.
Je ne sais pas si je dirais comme mon compatriote Cioran, qui a vécu et écrit en France plus de la moitié de sa vie, qu' un homme qui se respecte, n'a pas de patrie, une patrie c'est de la glu. Mai je lui donne sûrement raison quand il affirme que l'on n'habite pas un pays, on habite une langue. Cela dit, quantité de gens parlent peu ou pas du tout français, ce qui ne les empêche pas d'être citoyens français.
J'habite le français depuis mes toutes premières études en Roumanie. Lorsque j'étais en sixième, les enseignants se disputaient les bons élèves pour former les groupes de langues vivantes, et j'ai failli me retrouver inscrite en russe. Si j'ai opté pour le français, c'est grâce à ma mère qui, sans vouloir me brusquer, a simplement pris un manuel scolaire et m'a lu les premiers mots: "Qu'est-ce que c'est? C'est une porte. Voilà la porte". Décidément...
J'ai fait du français mon travail, mais pour moi c'était d'abord une langue d'amour, et non seulement de communication, comme l'était l'anglais, bien que celui-ci commence à s'insinuer tel un nouvel amour, par procuration, depuis que mon fils s'est expatrié aux Etats-Unis.
J'ai toujours cru que j'étais profondément intégrée en France, d'après la terminologie consacrée, aussi bien par mon parcours, que par ce qui s'en dégageait: le désir et la détermination d'y réaliser quelque chose, en rapport avec une construction actuelle, de créer des ponts et des liens, selon mes moyens.
En faisant le bilan, je dis que j'ai réussi le tour de force de survivre afin de garder un espoir. Autrement dit, pour paraphraser le poète, ma vie en France a été tout aussi lente que mon espérance a été violente...
On m'a fait comprendre (des amis, ou pas vraiment) que les portes allaient rester fermées tant que je ne demanderai pas la nationalité française. Monsieur J., qui vient d'un pays d'Afrique et qui est, lui aussi titulaire d'un doctorat français, est aujourd'hui agent administratif, donc couvert jusqu'à la fin de ses jours. Il m'a expliqué comment les portes s'étaient ouvertes pour lui dès le moment où il avait déposé la demande de naturalisation.
Je vous avoue que deux fois, à 8 ans d'intervalle, j'ai retiré le formulaire à la Préfecture, et deux fois j'ai passé une nuit blanche, la tête entre les mains, sans pouvoir me résoudre à faire la démarche. C'était comme si je chosissais de plein gré de vivre le syndrome de Stockholm (mutatis mutandis).
Il est vrai que je suis Roumaine et que je partage ce que Kundera apelle le destin des petites nations. Mais il n'est pas moins vrai que le contexte historique et politique est autre.
Pourquoi un Américain qui vit en France depuis des années ne demande-t-il pas la nationalité française? Ou bien, pourquoi un Français qui vit à Monaco depuis des années, ne demande-t-il pas la nationalité monégasque? Ils sont résidents étrangers, ils travaillent tout en s'épanouissant (ce qui devient un luxe, même si le terme figure dernièrement dans les Droits de l'homme), et tout en gagnant plus que correctement leur vie.
Peut-on les considérer bien intégrés? Et si oui, comment peuvent-ils l'être sans avoir la nationalité des pays respectifs?...
Comme de millions de personnes, moi aussi, je mets à profit les technologies de la Open Society et je tiens un blog. Je l'ai consacré à l'intégration de la Roumanie dans les structures euro-atlantiques, mais je réalise que c'est plutôt un témoignage sur mon "intégration" en France. Je vous invite à le parcourir, d'ailleurs, je me ferai une joie d'y poster aussi cette lettre.
En vous remerciant pour votre temps, je vous assure, Monsieur le Premier-Ministre, Monsieur le Ministre de l'Intérieur, de mon entière considération.
Carmen Serghie Lopez
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