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14/04/2016

Le mépris civilisé

DSC_1854.JPGCarlo STRENGER, Le mépris civilisé, Suhrkamp Verlag Berin 2015,  Belfond 2016 pour la traduction française

La semaine dernière, j’ai réalisé un projet qui avait mis un certain temps, et acheté et lu un essai qui propose une formule de débat et un concept inédit: le mépris civilisé.

En partant d’une  évidence -les conflits qui nous opposent à des gens ayant d’autres visions du monde, que ce soit Poutine et sa politique expansionniste, les organisations djihadistes, la suprématie de la Chine en Asie du Sud-Est-, l’auteur observe que la démocratie libérale et l’idée des droits universels de l’homme n’ont finalement pas conquis le monde. Le grand malaise qui prévaut en Occident -surtout en Europe- et qui se manifeste par la montée des partis de droite, le développement de l’islamophobie et de la xénophobie, a un fondement bien plus profond. Ce malaise tient au fait que la plupart des Européens ne sont plus en mesure, pour défendre leur culture, de présenter des arguments solides allant au-delà de la simple efficacité de leurs économies et de la paix politique et sociale qui, en Occident et au cœur du continent, a pu en effet être préservée depuis pratiquement la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit donc d’une incapacité de l’Occident à défendre de façon argumentée son propre mode d’existence et ses valeurs. Si les Lumières, qui s’enracinent dans la Renaissance, se sont cristallisées au XVIIe et XVIII e siècle en un phénomène élitaire, leur préoccupation centrale étant la libération de l’homme de son immaturité dont il est lui-même responsable (Kant), c’est au cours du XIXe siècle qu’elles ont radicalement transformé l’Occident, incontestablement dans le domaine de la révolution scientifique. Celle-ci fit partout table rase du passé et permit à l’Occident, en l’espace de deux siècles, grâce à sa supériorité technologique, d’abandonner son statut de civilisation menacée pour s’engager dans la conquête du monde. Après 1945 commença un processus d’autocastration : l’exigence universaliste des Lumières était reléguée au rang de mensonge culturel fondamental. Désormais, l’Occident était sommé d’expier ses péchés, non seulement en prenant en charge la misère du tiers-monde décolonisé, mais en s’interdisant de critiquer tout mode d’existence et toute croyance, au prétexte que tel groupe ethnique, religieux ou culturel pensait, croyait et vivait de cette façon. Ce fut l’acte de naissance du politiquement correct. Ses principes fondamentaux sont l’égalité en droit de toutes les cultures, de tous les systèmes de croyance et de tous les modes d’existence, ainsi que l’interdiction par principe de critiquer d’autres cultures du point de vue moral ou épistémologique.


Or, à se crisper sur le politiquement correct, on perd de vue le principe fondamental des Lumières, à savoir que rien ni personne n’est au-dessus de la critique. L’idéologie du politiquement correct représente ainsi une grossière déformation du principe de tolérance formulée par les Lumières. Celui-ci visait à protéger l’individu des attaques politiques ou religieuses qui mettaient à mal sa liberté de conscience ou de croyance, mais jamais ce principe de tolérance n’a eu de valeur d’absolution globale pour toutes les pratiques religieuses, philosophiques et culturelles. La situation devient absurde, dit l’auteur (c’est le moins que l’on puisse dire, à ce jour, je pense, mais je lis un essai élégant): l’Occident, à l’origine du principe même de tolérance et sensible aux différences culturelles, est devenu la victime de l’intolérance que le politiquement correct se targuait de combattre, c'est-à-dire il a marqué contre son camp

L’auteur propose de substituer au politiquement correct le mépris civilisé, qu’il définit comme une capacité à s’inscrire en faux contre des crédo, des comportements et des valeurs, dès lors qu’ils nous apparaissent irrationnels, immoraux, incohérents ou inhumains. Ce mépris est civilisé à deux conditions : il doit d’abord reposer sur des arguments fondés et sur des connaissances scientifiques précises et exhaustives ; c’est le principe même de la formation d’une opinion responsable. En second lieu, il se dirige contre des opinions, des credo ou des valeurs, jamais contre les individus qui les professent. La dignité et les droits fondamentaux de ces derniers doivent toujours être garantis et ne leur être déniés sous aucun prétexte. Il s’agit de « mépriser » sans haïr ni déshumaniser. Ce concept a quelques avantages psychologiques, culturels, politiques, dit l’auteur, et d’abord il est plus authentique que le politiquement correct parce qu’il nous libère de l’obligation à accepter des formes de pensées contestables sous prétexte que d’autres les préconisent. En évoquant le cas de Salman Rushdie ou en rappelant ceux de Giordano Bruno, de Spinoza, de Voltaire, l’auteur observe qu’il est impossible de séparer l’idée de démocratie libérale et les valeurs fondamentales des Lumières d’une part, du droit d’exercer une critique intellectuelle et de publier une satire d’autre part ; il est possible que la sensibilité des individus ainsi critiqués soit blessée, la chose est inévitable, mais ça ne change rien au droit lui-même, cela en fait même partie.

L’essor du politiquement correct, sa place dans les universités américaines et européennes, s’explique aussi par le fait que le marxisme ne faisait plus figure d’alternative au capitalisme. A partir des années 1970, de plus en plus d’intellectuels américains de gauche se joignirent à la critique de la culture occidentale. Partout dans le monde, la gauche se solidarisait avec la lutte des Afro-Américains pour l’égalité des droits des citoyens (….), une grande partie de l’intelligentsia américaine finit par faire corps avec ses homologues européens pour condamner la culture occidentale. (…) L’héritage occidental était présenté comme une tradition de répression à l’encontre d’autres cultures, mais aussi des femmes et des homosexuels. La seule chose sensée que l’on pouvait encore entreprendre, c’était de tout déconstruire dans la joie. (...) L’idée qu’une messe de Bach en la mineur puisse avoir davantage de valeur qu’une chanson pop ou une musique de tribu africaine encourrait les foudres du politiquement correct. Tout cela conduisait à une sorte de paralysie intellectuelle. Si l’on ne pouvait rien justifier mais rien critiquer non plus, toute opinion devenait des lors légitime.

La solution que propose l’auteur dans cette formule du « mépris civilisé » consiste à se forger une opinion responsable, et il avance le test du médecin : si vous êtes malade, feriez-vous confiance à un médecin qui ne se fie qu’à ses propres convictions pour soigner un cancer, au mépris de tous les examens cliniques? Une culture du mépris civilisé se fonde ainsi sur une autodiscipline intellectuelle qui engage à collecter des informations et à les évaluer avec soin, elle s’appuie aussi sur la volonté de faire valoir ce mode de pensée avec toutes les conséquences que cela entraîne –tel est le principe qui permet de se forger une opinion responsable. Or on retrouve dans tous les domaines une tendance à déformer les données cognitives. Le mépris civilisé est de mise chaque fois que des individus veulent se soustraire à ces exigences parce qu’ils trouvent plus confortable d’accepter des états de fait s’accordant mieux avec leurs préférences émotionnelles ou idéologiques, même s’il est facile de voir que nombre de données objectives contredisent ces affirmations personnelles. Bien entendu, il sera nécessaire de faire des efforts intellectuels et d’acquérir les connaissances indispensables à l’élaboration d’une opinion responsable. Néanmoins, il faudra accepter que, quel que soit le degré de recherche et d’information atteint, les connaissances scientifiques ne soient jamais totalement univoques. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreuses personnes voient la science d’un mauvais œil, car les identités collectives sont fondées sur de mythes, lesquels ne résistent pas à une analyse critique.

Autant la droite que la gauche ont érigé en principe la méfiance vis-à-vis des élites, et trop souvent, les spécialistes dans des domaines aussi fondamentaux que l’économie, la biologie, la médecine ou l’étude du terrorisme ne sont pas considérés comme représentatifs de la volonté nationale, mais comme les représentants d’une élite qui défend ses intérêts. (…) C’est d’ailleurs l’une des visées du politiquement correct que de protéger les individus de l’envie et de la souffrance, ou de tout autre sentiment suscité par une situation d’infériorité. Autant les intentions qui président à cet objectif sont nobles, autant les conséquences sont néfastes. (…) Les enseignants ont souvent l’impression qu’il est de plus en plus difficile de critiquer les étudiants ou d’exiger de leur part un vrai travail…Bref, il en résulte une culture qui a élevé le ressentiment au rang de vertu. L’idéal d’égalité prôné par les Lumières a été remplacé par l’impératif qui vise à protéger l’homme de tout sentiment d’infériorité comme si c’était un droit. Or ce droit est illusoire puisque toute personne, si douée et talentueuse soit-elle, rencontrera un jour une autre qui lui sera supérieure…Et, en rappelant l’analyse de Nietzsche, si au lieu de circonscrire le ressentiment, on le transforme en vertu, il faut se préparer à payer le prix fort: une culture du plus petit dénominateur commun, où tout ce qui pourrait exclure quelqu’un est interdit (…) et où le nivellement par le bas vient remplacer l’exigence d’une opinion responsable. 

La culture de l’admiration serait une alternative nécessaire, parce que la capacité à admirer les grandes performances et les grandes qualités humaines est l’élément constitutif de toute grande culture et de tout homme libre. L’admiration ne nous empêchera pas de souffrir de la comparaison avec autrui, et c’est une bonne chose, car expérimenter cette souffrance est capital pour la santé psychique. (…) Qui ne supporte pas la frustration et recule devant elle est condamné à une crispation psychique qui se cristallise ensuite en ressentiment, et le mépris civilisé qui s’y oppose doit s’apprêter à faire face à une grande résistance. Aujourd’hui, la religion est le sujet où le principe de tolérance semble avoir atteint ses limites, toute la  question étant de savoir s’il est possible de tolérer des pratiques religieuses qui ne sont pas compatibles avec les valeurs centrales des Lumières. (…) Nous butons sur un conflit fondamental entre le principe des Lumières, qui dit qu’aucune autorité n’est au-dessus de la critique, et les religions abrahamiques, la grande majorité des confessions actuelles n’ayant pas effectué le processus de démythologisation.

La vraie liberté de critique, qu’elle s’exprime sur le mode scientifique, poétique ou satirique, ne peut exister que si tous les membres d’une société sont capables de soutenir le mépris civilisé exercé à l’encontre de leurs propres positions et de l’accepter dans une certaine mesure. Il est donc indispensable de supporter les offenses, même si cela semble difficile parce que nous sommes profondément ancrés dans nos cultures respectives qui constituent notre identité faite d'aspects religieux, ethniques, nationaux, politiques. Les Lumières n'ont pas failli, mais elles représentent un projet inabouti (...). Elles ne peuvent d'ailleurs jamais être véritablement accomplies (...), elles sont un processus sans fin, dans le cadre duquel l'humanité ne cesse de prendre conscience qu'aucune problématique n'a de solution finale (...). Le savoir humain est toujours de nature provisoire, ce qui fait que la critique, comme moyen d'autocorrection, est la seule possibilité d'aborder de nouveaux problèmes (...). Le principe du mépris civilisé doit être compris comme un expédient des Lumières inaccomplies et donc pensé dans ce cadre. Mais le mépris n'est vraiment civilisé que lorsqu'il est fondé sur des connaissances scientifiques et une argumentation solide qui doit être à tout moment soumise à une critique rigoureuse. 

Commentaires

Très nécessaire, un livre comme celui-ci, il en faudrait beaucoup d'autres pour aider à détricoter le politiquement correct avant que celui-ci ne parvienne à étouffer complètement l'Occident. L'un des derniers exemples: un responsable politique français veut interdire le voile à l'université et se voit opposer la loi qui lui interdit d'interdire..
Et je me souviens d'un débat télévisé il y a quelques années, où une militante française de couleur, pour ne pas dire noire (je ne sais plus si j'ai le droit de dire "noire", en France) répondait à un journaliste connu qui lui faisait remarquer qu'elle ne pouvait pas nier qu'elle était noire, c'était de l'ordre de l'évidence...Eh bien, la jeune militante socialiste soutenait qu'elle n'était pas noire, c'est lui, le journaliste qui la voyait comme ça, elle était une citoyenne française, militante, etc, etc...J'hallucinais..

Écrit par : Carmen | 14/04/2016

P-S. La polémique continue en France sur le port du voile à l'université.. En lisant les réactions des étudiants à la tentative de loi du premier ministre, suite à un article dans Le Monde, je comprends que c'est grave et déjà trop tard.. Justement parce que le PC a réussi à créer les "patterns" dans le raisonnement.. Mais l'université, ce n'est quand même pas la rue.. C'est le lieu par excellence où l'on instruit. Le voile n'est pas neutre (ce n'est pas comme si vous mettiez un foulard autour de la tête pour vous protéger contre le vent dans une décapotable), il est signifiant, et le signifié auquel il envoie est quelque chose d'autre que l'esprit scientifique propre à l'université.. Le fait que le nombre d'étudiantes voilées soit en croissance exponentielle, disons ces quinze-dix dernières années, est suffisamment parlant. Sauf si l'on refuse d'entendre, et que l'on ressort le refrain du "vivre sa religion en pleine liberté". Bien sûr, mais dans la sphère privée. On n'est pas poursuivi pour ses croyances, mais de quel droit s'approprier l'espace public que nous partageons tous? Pour imposer quel message? Car forcément, il y en a un.. Et je n'accepte pas ce message. Une femme voilée, en France, ou ailleurs, dans un pays occidental, pas en Iran ou Arabie Saoudite etc.., ne fait que se présenter sous un seul et unique aspect, celui de son appartenance religieuse. Comme une carte de visite indiquant votre profession et votre lieu de travail..Personnellement, une femme voilée, je ne vois aucun intérêt à en savoir plus sur ses compétences professionnelles, cette carte de visite me suffit.

Écrit par : Carmen | 15/04/2016

N'est ce pas dangereux de stigmatiser ainsi le port du voile?
Après tout,pourquoi ne pas en parler en parler moins et le banaliser? Cependant je reconnais que pour certaines femmes qui le portent c'est pour "brandir" leur appartenance religieuse comme un défi plutôt que comme un acte de foi.
Et que dire de la mode qui s'empare de ce phénomène en proposant un large éventail de foulards dans différentes marques ? Dans quel but? Financier, culturel, religieux, idéologique?

Écrit par : Marie Claude | 22/04/2016

Non, ce n'est pas un acte de foi, malgré ce que disent ces femmes qui savent bien retourner l'argumentaire de la "liberté et des droits" contre l'essence même de la liberté et des droits..Mais on s'est déjà habitué à cet esprit consistant à contourner et à détourner..Et on en est arrivé là, le voile n'est qu'un aspect d'un ensemble.
Les marques qui s'emparent de ce phénomène sont opportunistes et décevantes, à mes yeux. Si je les fréquentais, je cesserais de le faire. Eh oui.

Écrit par : Carmen | 25/04/2016

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