Le général de la Securitate
04/10/2017
(Mes photos- Le Danube en Roumanie)
Il vient de mourir, à 86 ans, entraînant dans sa disparition le mythe de la Securitate patriotique qui aurait empêché le démembrement de la Roumanie par des forces occultes de l’extérieur, en ’89. Les événements d’il y a 28 ans n’ont jamais été vraiment clarifiés, qui aurait pu le faire, déjà ? La société, à tous ses niveaux et paliers, a été l’objet d’une manipulation infernale, l’histoire a été réécrite de manière à sauvegarder les intérêts et le pouvoir de ceux qui en avaient le contrôle, hier comme à présent. La Securitate a été la plus odieuse institution de l’Etat, et elle ne s’est pas dissoute dans l’eau de pluie de la démocratie nouvelle. Néanmoins, il fallait changer quelque chose, par-ci, par-là, ce qui était trop visible, ou trop compromis. Ils savent si bien faire.
La disparition du général qui a joué un rôle-clé dans les faits déroulés en décembre ‘89, qui a été jugé par la nouvelle équipe communiste refondue en ’90 et qui est revenu sur la scène en héros peu de temps après, a au moins le mérite de délier les langues, de fonctionner comme un révélateur pour deux positions qui se font face. Lorsqu'on est un citoyen ordinaire et sans aucune implication, ni de près ni de loin, dans les structures de l’Etat totalitaire hier et mafieux à présent, tout ce qu’on peut faire est de lire les informations et les révélations publiques et de réfléchir. J’ai donc lu deux articles complètement opposés. Le premier appartient au courant qui encense le général. Le deuxième, intitulé « Adieu, vieil assassin ! » est beaucoup plus intéressant et bien rédigé. L’auteur, conseiller à la Direction d’investigations du CNSAS (Conseil national pour l’Etude des Archives de la Securitate) démonte patiemment le mécanisme mensonger qui a fait du général un héros regretté de tout un monde : des gens de la Securitate / des Services, des personnes ayant des dossiers pénaux, des pseudo-historiens, des journalistes. Je l’ai lu captivée, comme si je lisais un bon thriller. A la fin, je me suis rappelé que ce n’était pas une fiction, mais la réalité qui avait influencé de manière irréversible le destin de millions de roumains. Voici un extrait.
« On liquide radicalement ! » Ce n’est pas Ceausescu qui avait prononcé ça, mais toi. Je l’ai lu dans l’agenda de travail de ton subordonné, le général Stefan Alexie, membre du CSS (Conseil de la Sécurité de l’Etat, la Direction de la Securitate), qui avait noté, mot pour mot, tes ordres de ces jours-là. (…) Il est écrit noir sur blanc ce que tu as transmis à tes subordonnés de faire en décembre ’89 et comment il fallait considérer la situation « avec du discernement politique ». Tu leur as dit qu’il s’agissait d’« un coup d’Etat antisocialiste » (et non antinationaliste, chers amis du général Vlad), une « provocation » de l’extérieur, et qu’ils disposaient d’une heure pour rétablir le silence à Timisoara. (…) Tu leur as dit, avec un souverain mépris, quand on t’a rapporté que dans les rues de Timisoara il n’y avait pas de « provocateurs » mais des ouvriers et des étudiants, que « la masse ne se révolte pas seule ». Oui, c’est ce que tu croyais avec tes agents. La masse. Les idiots. Ils ne pouvaient pas se rebeller seuls. Ils en étaient incapables. Ils avaient sûrement été instigués. Ils avaient besoin des agents de l’espionnage international pour leur ouvrir les yeux qu’ils mouraient de faim et de froid. Tu as coupé court à ceux qui venaient te rapporter la situation en temps réel et leur as ordonné de chercher immédiatement « qui se trouvait derrière tout ça ». De ressortir à tout prix des espions, des touristes, la CIA, le KGB, Malte et Yalta. Mais tu savais très bien qu’il n’en était rien, puisque tu avais décidé de passer toutes les unités de frontière de l’Armée au Ministère de l’intérieur, justement pour avoir le contrôle total des frontières. Tu ne faisais pas confiance à l’Armée, d’ailleurs ton chef Ceausescu non plus, et tu voulais être au courant du moindre mouvement. Et tu l’as été. Chaque jour tu recevais un rapport sur le nombre de touristes entrés, d’où ils venaient, où ils allaient, quelle était la nationalité, la plaque d’immatriculation, etc.. Par où auraient pu entrer « les provocateurs » avec armes et bagages ? Tu as même donné l’ordre que les trains internationaux soient déviés (qu’ils ne passent plus par la Hongrie) afin d’éviter qu’ « un traître du socialisme » puisse donner des idées à « la masse ». Tu as isolé « le petit trafic de frontière » dès le 12 décembre. Tu as réussi à fermer complètement le pays. Comme tu en avais reçu l’ordre. Mais toi et ton chef, Ceausescu, vous aviez votre plan. Vous aviez besoin « d’agents », de « provocateurs », de « touristes soviétiques » et d’ »agressions externes », de menaces de « démembrement de la Roumanie » et du « complot des grandes puissances ». C’était le seul moyen pour vous de résister au rouleau compresseur de l’histoire qui venait sur vous et sur votre régime décrépit. Il vous fallait déclarer l’état de guerre et fusiller des gens. Et c’est ce que vous avez fait.
Après ton ordre de « liquider radicalement », tes agents à Timisoara ont obéi et se sont armés. Tous, sans exception. Les officiers administratifs, les officiers opératifs, les gardiens, les sous-officiers ont reçu des armes automatiques et des cartouches de guerre. Tu as ordonné : « Personne ne sort sans munition de guerre ». Alexie l’a noté aussi. (…) Ils ont donc tiré. Sur tes ordres directs. A l’heure où tes hommes avaient commencé le massacre, l’Armée croyait encore à l’arrivée des Hongrois ou des Russes. (…) Parce que toi, Nicolae Ceausescu, Ilie Ceausescu et Postelnicu vous aviez parlé d’« invasion ».. Vous aviez des « renseignements ». Mais ton vrai coup de maître n’a pas consisté à convaincre en décembre ’89 les pauvres recrues isolées du monde dans leurs unités, et certains cadres du Ministère de la Défense endoctrinés depuis des années avec « le danger hongrois », mais aussi d’autres qui ont vécu les 28 années de démocratie. Génial ».
On sait que la Securitate a été démantelée après '89, ses agents sont passés en réserve, ou à l’Armée, au Ministère de l’intérieur, aux nouveaux Services des renseignements, ou dans le business privé où ils se sont partagé le butin de guerre - l'information, l'économie, la finance, les postes politiques -, ce qui a généré et génère encore tant de conflits entre les diverses factions. Les réseaux d’informateurs qu’ils avaient pour mission de créer dans tous les domaines, en couvrant toute la gamme sociale, ont été transmis et récupérés (on pouvait tenir ainsi beaucoup de gens par leur engagement avec la Securitate, et les faire chanter), mais ils ont surtout été développés au fil du temps, dans le nouveau contexte post-communiste. Ce sont donc les mêmes, ou leurs élèves, ou leurs enfants, qui contrôlent tout depuis 28 ans. Peut-être que le général Vlad, condamné pour génocide à 25 ans en ’89, gracié par le président Iliescu au bout de quatre ans, à la seule condition qu’il ne parle pas, qu’il ne publie pas ses Mémoires, et qui était une mine d’informations, aurait pu nous dire aussi quels étaient les fantômes de la Securitate en Occident.. Tant pis, on le sait, plus ou moins. Dans la Diaspora, ils ont été et sont toujours dans les ambassades et les services consulaires, les institutions culturelles, les paroisses, les business, les diverses négociations. Quand on se pose des questions sur la gangrène du pays 28 ans après, sur la corruption endémique (dans laquelle ils sont forcément juge et partie), il ne faut pas oublier que c’est bien avec eux que l’Occident traite, en définitive. Qu’ils s’agisse de l’UE, de l’OTAN, de Microsoft, de EADS, etc., etc.. Autrement dit, l'Occident nous a vendus une première fois en ’45, et une deuxième fois en ’89. Et si l'Occident se réveille de temps en temps, comme dernièrement par la voix de l'ambassadeur américain qui exprime son étonnement concernant telle ou telle décision visant à couvrir des responsables politiques mis en accusation, la réplique du ministre de la justice ne se fait pas attendre: il faudrait d'abord comprendre "le mécanisme de l'Etat de droit en Roumanie", "son réglage", "l'architecture de ses institutions".. L'hypocrisie et le cynisme, ça ne se perd pas, et ça s'adapte..
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Il faut se rendre à l'évidence qu'à ce jour, nous ne savons pas ce qui a été le plus terrible: le mécanisme répressif de la Securitate, ou la collaboration des Roumains. Des extraits publiés en ligne d'un livre récent, "Securitatea, Confiscarea unei natiuni" (La confiscation d'une nation) montrent le témoignage d'un colonel concernant le recrutement des informateurs: "ils faisaient la queue, personne n'a refusé, sauf un Turc.." C'est ça le véritable désastre national, la source même de la gangrène.
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