Lettres d'un exilé pour un autre (I) (21/01/2005)

Les lettres sont traduites du roumain. Elles sont, comme d'habitude, envoyées par e-mail aussi.

Cher G.,
Je n'utilise pas l'adresse de mon pseudonyme, mais l'autre, car le sujet dépasse le domaine strictement personnel. Je dispose d'environ trente minutes, je vais essayer de concentrer des années en quelques phrases, de doser l'information et la pudeur, de sorte que tu comprennes quelque chose sans être trop choqué.
J'enseignais le français dans un Lycée à Galati, en tant que professeur titulaire. J'avais obtenu en '88 le Grade premier, avec une Thèse sur Le Discours narratif dans le roman policier, un sujet audacieux et nouveau, à l'époque. Après Tchernobyle '86, mon fils alors âgé de quatre ans a commencé à développer une sorte d'eczéma aux ongles qui, après quelques années, s'est étendue à d'autres endroits du corps, en devenant vraiment importante. Les spécialistes lui prescrivaient des pommades, mais tu sais que l'on manquait de tout, dans les hôpitaux il n'y avait même pas d'alcool pour désinfecter...Nous avions tout essayé, je ne voulais pas accepter qu'à cette fin de siècle, il n'existait pas un remède.
1989 est arrivé et aussi le printemps '90, avec toutes les confusions que tu n'as pas vécues en live, mais moi, si... A l'approche des Pâques, j'ai adressé sept lettres à sept universités en France, après les avoir choisies sur la carte, dans un numéro de la revue Le français dans le monde, un périodique de méthodologie de langue française. Je conservais cet abonnement envoyé par l'Institut français de Bucarest, malgré son prix toujours en augmentation (je renonçais au vrai café acheté sur le marché noir, pour des mélanges douteux de soja), et malgré les petites misères de la part des "camarades lieutenants" de la Securitate en charge de notre lycée (mon abonnement signifiait "relations avec l'étranger" et je me souviens bien qu'un jour, énervée par ces tracasseries idiotes, j'ai abordé le lieutenant pour lui montrer un exemplaire et lui expliquer que si j'avais enseigné la géographie, je me serais procuré un atlas, mais puisque j'enseignais le français...). Dans ma lettre (de motivation, comme on dit en France), je souhaitais participer à l'une des sessions organisées par les Universités Internationales d'été. Elles m'ont presque toutes répondu, mais il fallait payer en francs, je n'avais même pas de lei.
Par bonheur (enfin, je ne sais plus...), c'est l'Université d'été de Nice qui m'a simplement envoyé un télégramme m'annonçant que j'allais recevoir une invitation gratuite pour un mois. Ils avaient quelques bourses pourvues pour l'Est et ma lettre, qui parlait de mon désir de voir le pays dont j'enseignais la langue et la littérature, les avait touchés.
C'est ainsi que je suis arrivée en France en Août '90, en passant pour la première fois une frontière à l'Ouest, après un voyage en train à travers l'Europe, pendant deux jours et deux nuits, imagine l'aventure...J'ai eu le choc de ma vie à Stuttgart, lorsque je suis descendue du train, je n'avais jamais vu de magasins alimentaires si pleins, j'ai acheté une banane que j'ai mangée en pleurant... Je dépassais le niveau des cours pour étrangers, j'étais enseignante quand même, mais ce mois-là a été fantastique. Je suis devenue amie avec une collègue qui donnait un cours de psychanalyse littéraire, et qui s'étonnait que le sujet ne me fût pas étranger (je venais de Roumanie et j'avais lu Freud!). De retour à Galati, j'ai écrit un texte, Nice, mon amour..., une sorte d'évocation en parallèle de mon quotidien retrouvé et des moments passés sur la Côte, et je le lui ai envoyé. Elle en a parlé au Directeur et l'Université d'été a renouvelé son invitation pour Août '91, dans les mêmes conditions d'hébergement en résidence universitaire. Je pouvais aussi choisir les cours que je voulais. J'ai décidé alors de rester après la session et de tenter quelque chose quant à un éventuel traitement pour Claudiu. Je n'avais pas la moindre idée comment, et j'ignorais complètement que je serais amenée, à partir de ce moment-là, à traverser des tunnels, à payer des douanes, à sacrifier certaines choses.
Je passe sur les efforts pour obtenir des prolongations de mon séjour, j'étais entrée comme touriste. Avec une ordonnance délivrée par la Clinique de Bucarest suite à la biopsie, j'ai réussi à constituer un dossier médical, à fixer deux rendez-vous chez deux spécialistes, à Nice et à Cannes, et à faire venir Claudiu en Juin '92. J'ai travaillé pendant quelques mois dans un village, chez la veuve âgée d'un entrepreneur, comme dame de compagnie (la patience, qui était le fort de notre éducation m'a beaucoup servi, car j'ai beaucoup regardé la télé avec elle...), et j'ai pu réunir la somme pour le billet d'avion. J'ai aussi rajouté une autre fin et un point d'interrogation à mon petit texte, qui est devenu ainsi Nice, mon amour...?. La voici:

"Nice, Août 1991. La même fenêtre qui s'ouvre sur un bleu éblouissant, la même ville que je découvrais hier fascinée, les mêmes gens que j'ai croisés, par hasard, dès mon arrivée. Mais on ne retrouve jamais les mêmes eaux du même fleuve. Sentiments et images sont passées sur le papier. Heureusement pour moi, car aujourd'hui je suis condamnée à découvrir que le décor est en carton ou que la peinture peut couler...
Nice, Septembre 1991. Je vis dans un espace mort, j'ai remplacé les feuilles vivantes des livres par les feuilles mortes que je ratisse chaque matin, dans le jardin d'une vieille dame. Des feuilles mortes comme mes cheveux qui n'ont plus de vigueur, comme mes espérances trop violentes et insensées de l'année passée. Il suffit de penser à Claudiu, de revoir ses plaies, son petit corps, ses yeux clairs où je me reflète, centre du monde, que je serre les dents et ravale mes larmes. Pour lui, j'ai répété ma chance et j'ai choisi un exil de quelques mois, en m'obstinant à me convaincre que le dernier mot de la médecine me laisse encore d'espoir. Pour son arrivée, que je prépare durement de mes mains, je dois résister, même si mon coeur et mon cerveau éclatent en mille morceaux que je recolle, de sorte qu'ils refassent un coeur qui endure et un cerveau qui raisonne.
Je relis mon texte. Entre l'ironie tendre d'un titre pastiché et le regard avide de l'étranger qui ré-écrit, à sa façon une "lettre persane", j'ai été vraie. Par amour et par pudeur, j'ai emprunté le biais du français, mais maintenant, l'émerveillement de la première rencontre dilué, je sais qu'il n'y a que dans la langue-mère que se réfugie la souffrance d'une mère. Et le roumain a la vocation de l'exprimer. Je n'ai pas le don de la fiction, et si jamais j'écrivais un autre texte, ce serait pour détromper les naïfs qui croient qu'ailleurs, dans une terre promise, se trouvent à l'état pur des valeurs qu'ils n'ont pu connaître.
Ce second séjour en France me fait rajouter un point d'interrogation et me demander si je ne viens pas de troquer un enfer contre un autre. Pourtant, grâce à ces Français qui m'ont tendu la main, je n'oublierai pas que "s'il est une chose que l'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine".


Le spécialiste du Centre Lacassagne de Nice nous a proposé ce qu'il estimait être le dernier remède, un médicament qui devait être pris en doses progressives, alternées avec des examens pour tester la tolérance et l'évolution, tout cela pendant un an. Son confrère de Cannes a fait répéter la biopsie et a prescrit une pommade et un médicament pour ceux qui travaillent dans les rizières. Je me trouvais seule devant deux traitements complètement opposés et je ne savais pas quoi faire. J'ai réfléchi deux jours avant de décider quel traitement choisir, j'ai analysé les prospectus, chaque terme, chaque formule, comme si je m'appliquais sur l'interprétation d'une page de littérature. Mon intuition de mère a dû faire le reste, en décidant pour le premier. Le médicament coûtait 100 dollars par mois, avec mon mari, professeur de sport dans un lycée, nous touchions l'équivalent de 60 dollars par mois.

Je me suis inscrite en Doctorat, et comme ma Thèse de Grade Ier passée en Roumanie m'a valu en France l'équivalence en DEA de Sémiotique, j'ai eu dès le début le statut de Doctorante. J'ai travaillé entre '92 et '95 comme monitrice à la bibliothèque de la Faculté. J'ai habité dans une petite chambre d'hôtel, où j'ai d'ailleurs tapé les 450 pages sur le McIntosh que m'avait prêté l'une des familles chez qui je donnais parfois des cours de rattrapage. C'est ainsi qu'a commencé mon apprentissage en informatique, mais je suis toujours restée une brave autodidacte.
Un hasard m'a fait rencontrer un Arménien, qui s'occupait de voyages humanitaires pour l'Arménie. Il m'a proposé le médicament pour une année entière et trois pièces de 20 dollars en or à 24 carats. J'ai envoyé en Roumanie deux de ces monnaies, collées dans les poches d'un blouson (bien sûr que c'était risqué!). J'ai demandé à mon père, qui était conseil juridique à la retraite (il montait des statuts pour des sociétés que les illettrés de Galati, reconvertis en hommes d'affaires après deux ou trois voyages en Turquie, s'empressaient de monter), de créer une société à mon nom, ayant un objet d'activité multiple. J'avais l'intention de réaliser une unité d'édition, quelque chose de ce genre. Cela se passait en Mars '93. J'ai divorcé la même année. La maladie de Claudiu a été définitivement enrayée au bout d'un an de traitement strictement observé. Nos destins venaient d'être marqués sur sa peau.

Pendant l'été '94 je n'ai pu retourner en Roumanie, j'ai continué le travail sur ma Thèse. C'est Claudiu et son père qui sont venus à Nice, pour trois semaines, ils bénéficiaient d'un nombre de voyages gratuits en train et donc, d'un aller-retour international. Mon amie, qui passait ses vacances à Paris nous avait laissé son appartement, pour le reste on s'est débrouillés, on avait l'habitude de faire avec si peu de choses...
J'ai eu ma soutenance en Juin '95, avec un bon résultat, mention Très Honorable à la Majorité. Le sujet m'appartenait (La Rhétorique de la Passion dans le roman médiéval), c'est moi qui l'avais proposé et mon coordinateur était lui aussi curieux de voir ce que cela pourrait donner. La soutenance m'est restée comme un beau moment, comme celle du Grade Ier en Roumanie (quatre heures pour défendre cet autre enfant, heureusement je m'étais refusé d'assister chez d'autres collègues...). J'ai préparé quelque chose pour le pot, et l'Université (le vice-président, celui qui m'avait accordé la bourse de monitrice, sans laquelle mon Doctorat n'aurait pas été possible, et mon directeur) a offert le champagne. Ce jour-là a été le dernier jour de ma vie d'intellectuelle.

Après, normalement je devais retourner en Roumanie. Avec un Doctorat français, même si je n'avais pas le tapis rouge, au moins un poste à l'Université locale. Il aurait été illogique de reprendre mon emploi au Lycée et je n'en avais aucunement l'intention. Pendant mon absence, on me remplaçait et je recevais la moitié de mon salaire pour mon fils, c'est la Loi et je m'étais battue avec le Rectorat pour qu'ils la fassent appliquer correctement. Ils disaient qu'ils ne m'avaient pas envoyée pour préparer un Doctorat à l'étranger, et que pour eux, j'étais très bien comme j'étais...Bien entendu, chaque année je renouvelais mon visa pour la France sur la base d'une attestation délivrée par le Ministère roumain de l'Education, le Secrétaire d'Etat à l'époque m'avait félicitée d'être arrivée à parachever mes études par mes propres moyens.
Mais la mafia locale était, elle aussi tenace.
Donc, fine del primo tempo...Si tu as résisté, je continue lundi le secondo tempo. Tu m'as dit que tu aimais lire...
Comme on dit en roumain maintenant,
All the best,
Carmen

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