Adieu, Camarade Gorbatchev!
03/09/2022
(Chicago -Photo crédit Claudiu Nedelea)
De nombreux commentaires, dans tous les médias du monde, rappellent le rôle joué par le leader soviétique dans l’Histoire des années 1980 à 1991: la tentative de réformer le communisme, la fin du Rideau de Fer, la dislocation de l’URSS. Si, en arrivant au pouvoir, Mikhaïl Gorbatchev croyait que le système pouvait être modernisé, et que le Parti était son allié, il a dû se rendre à l’évidence que cela n’était pas vraiment possible. Tous ceux qui ont connu le communisme savent que c’est un dogme idéologique, et que toute ouverture est vouée à l’échec. On y reste, comme dans une religion. Pour en sortir, on émigre. Ou on le casse complètement. Regardez les derniers vestiges, Cuba, la Corée du Nord, le Venezuela, comme ils sont prospères et respectent les droits de l'homme. Ou bien la Russie aujourd'hui...
Il y a trente ans, à l’arrivée en France, j’ai eu l’occasion d’entendre l’opinion assez courante (et ahurissante pour moi) selon laquelle le communisme était bon en soi, mais qu’il avait été mal appliqué… Je ne veux pas penser à la décennie 1980, en Roumanie. Elle a été tellement horrible, que la perestroïka et le glasnost du "grand frère" de l’Est nous paraissaient une fenêtre vers l’Occident. Bien sûr, un leurre. Je vais donc me limiter à choisir quelques extraits d’un texte personnel, écrit entre septembre 1990-septembre 1991, et que je ne relis pas souvent. Il figure sur le blog, avec la mention à la fin: Tous les droits concernant ce texte appartiennent à son auteur.
« Un ciel gris d’octobre, le vent qui me donne toujours des maux de tête, et les feuilles qui font des tourbillons moqueurs devant mes pieds, quand, après six heures de classe, je rentre à la maison. Il n’est pas question de monter dans l’un des rares bus archipleins, dont les portes ne ferment jamais.
Je descends lentement le boulevard, à l’entrée d’une crèmerie on fait de nouveau la queue, c’est sans doute pour du fromage ; en face du magasin, près de chez moi, une autre foule attend des chaussures. Je suis si fatiguée que, même si l’on vendait du papier de toilette ou des allumettes, je ne pourrais plus rester debout encore une heure ou deux. Heureusement, D est rentré avant moi, et il est déjà en train de faire griller quelques tranches de poisson, je n’ai pas cuisiné hier, la semaine vient de commencer et C va déjeuner chez maman, ce n’est que le dîner qui sera de nouveau un problème. On mange pour manger, on entasse les assiettes dans l’évier, il n’y a pas d’eau. Lui, il va se coucher, il a passé dix-sept heures à attendre les citernes à essence, il est parti à trois heures du matin et il est rentré à dix heures du soir, il a tenu ses cours cependant et a mangé un morceau chez un copain qui habite près de la station-service. Je n’ai pas trouvé pour C de papier de couleur, ni de cahiers, je n’ai pas trouvé de détergents, de serviettes, de sel, d’eau minérale, d’ampoules électriques, de coton. Je décide de ne plus rien chercher, de me passer de tout ou de m’ingénier à essayer des remplaçants primitifs, comme dans une robinsonnade absurde. Des magasins vides, des immeubles de mauvais goût, qui ne sont que des abris, des odeurs pestilentielles se dégageant des poubelles trop pleines ou oubliées, des gens mal lavés et mal habillés, aux visages idiots ou déprimés, l’image d’une misère qui tarit les sources mêmes de l’existence…Alors, une question enfantine, horrible et tragique, se glisse dans ma tête : "et si l’on vendait ce pays ? Il n’y a plus rien à faire."
« Je viens de regarder un film français sur la télévision roumaine et sur la manière dont elle a reflété les événements de cette année. Il est bien possible que les Français aient saisi, à travers la subtilité de ce ciné-vérité, le gros mensonge, mais moi, à part un sentiment de ridicule amer, je me suis sentie frustrée dans l’attente de voir, une fois pour toutes, la réalité de ce printemps, surprise objectivement par un étranger et dévoilée à nos gens perfidement trompés et déroutés. A un moment donné je me suis dit que les nôtres avaient peut-être mutilé la cassette, dans leur style bien connu, puisqu'il en avait résulté une image curieusement favorable au pouvoir actuel, ce qui, après tout, devenait même comique…[ il s’agit du documentaire de Serge Moati]
« La situation est de nouveau explosive en cette fin de décembre qui a accumulé toute la tension de l’énorme tromperie, du mensonge presque grotesque mimant le langage de la démocratie. On sort dans les rues, on déclenche des grèves, les étudiants restent l’unique espoir, mais certains finissent par se laisser intimider. Le pays est devenu l’empire de la haine, de la corruption, de la délation, il est scindé. Dieu seul pourrait faire un miracle et éclairer l’âme et la raison de tant d’abrutis qui soutiennent, par une soumission et par une patience devenue leur seconde nature, cette nouvelle nomenklatura qui, en pur style soviétique, une fois au pouvoir, ne cède devant aucun argument. (…) J’ai envie de vomir à chaque fois que j’allume la télévision. La galerie zoo des parlementaires, la démagogie lamentable du pouvoir qui manigance pour faire croire que nous sommes libres et qu’ils sont les meilleurs, les irremplaçables, et que les autres sont des fascistes qui déstabilisent…(…) Avant, je n’aurais jamais soupçonné qu’un si grand nombre de gens étaient atteints par le cancer du communisme. Ils peuvent très bien remplir quelques classes : les anciennes et les actuelles grosses légumes, ensuite ceux qui pendant des années ont triché, volé ce qu’ils ont pu, les débrouillards, les incompétents qui redoutent un système compétitif, les vieux, effrayés par la perspective de tout renversement, et, à la fin, ceux qui vivent comme des bêtes, qui n’imaginent même pas que la vie pourrait être humaine et civilisée. Il est vraiment désespérant, tragique, de constater que la conscience et l’âme ont été horriblement mutilées. (…) C’est la semaine du 16-23 décembre, la ville de Timisoara est une protestation violente, les démonstrations et les appels désespérés à la grève générale se heurtent au mépris, au cynisme et aux menaces affichées par l’équipe solidement ancrée des officiels, qui jouent une comédie effrontée. Je refuse d’être femme, mère, épouse, professeur, citoyenne roumaine, née Roumaine, je voudrais être un petit cafard noir, dans un trou noir. Ne le suis-je pas ? »
« Mon voyage recommence, mais le chemin inverse rapetisse toutes les dimensions autour de moi. Je ne retrouve plus l’éclat qui m’avait éblouie, il y a un mois, et Stuttgart est un endroit familier, où je me débrouille avec aisance. Après avoir téléphoné à A, j’achète Romania Libera et juste comme à ma première descente, je sens les larmes glisser et la même révolte m'écoeurer. Rien n’avait changé là-bas, au contraire, tout a empiré. Mais, dans le fond, qu’est-ce que j’avais cru? Je passe soixante-douze heures assise ou debout, sans pouvoir m’allonger un peu dans une couchette, en regardant mes pauvres pieds enflés, serrés dans des espadrilles. J’arrive avec un retard symétrique de cinq heures dans la gare de Bucarest, qui, avec ses tubes de néon aveugles, paraît le comble de la misère. J’avais réussi à appeler de Prague, D m’attend, heureux de me revoir mais déçu. Vraiment, tu n’aurais pas eu le moyen de rester ? Tu te rends compte qu’ici c’est l’enfer ? Nous passons la nuit à l’hôtel de la gare, où il avait réservé, je raconte comme je peux, avant de sombrer dans un sommeil douloureux, balancée par le branlement du train. A cinq heures du matin, l’appel de la réception nous réveille, comme convenu. Les yeux fermés, je décroche dans un geste réflexe et remercie en français. J’allume, et c’est à peine au moment où je vois la chambre minable et le cafard noir, surpris sur le mur d’en face, que j’ai le choc du retour. »
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Pour paraphraser l'expression biblique, la Russie sera une non-démocratie expansionniste 'jusqu'à la fin des temps'.
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