Transmission
20/11/2018
(Mes photos -Ginkgo à Nice)
Les cadeaux que la Roumanie vient de recevoir, quelques jours avant la célébration de son Centenaire et quelques semaines avant qu’elle n’exerce la Présidence du Conseil de l’Union européenne, ce sont le Rapport MCV de la Commission européenne et la Résolution du Parlement européen concernant les réformes de la justice.. Le Rapport MCV (mécanisme de coopération et de vérification) est le plus sévère depuis dix ans. La Roumanie a régressé à l'époque d'avant son adhésion. Le Gouvernement finlandais serait prêt à assurer la Présidence du Conseil de l'Union européenne en janvier prochain si la Roumanie n'était pas prête. Le Gouvernement roumain, par son Ministère des Affaires étrangères, déclare en langue de bois que tout va bien, que le calendrier est respecté (j'avoue être partagée entre le désir de le voir se casser la figure, et le désir d'épargner l'UE). La classe politique crie au scandale, les dirigeants sont offusqués et se lancent dans des discours anti-européens hauts en couleur, parfois soulignés par des gestes obscènes au parlement. Le côté balkanique, nationaliste, susceptible, doublé d'un complexe d’infériorité (« l’histoire des petits pays », écrivait Kundera) se trouve sur-compensé dans des affirmations hallucinantes sur la nette supériorité de la culture roumaine par rapport à la culture de l’Occident. C’est triste, voire médical. Le déni se propage et contamine les Roumains déjà divisés depuis toujours. « Nous avons assez d’être traités comme des européens de seconde zone - crie une députée roumaine au Parlement européen - et nous n’avons pas besoin des leçons que Bruxelles n’arrive pas à donner aux autres pays ».
Et dans ce contexte, la vidéo montrant le Président de la Commission européenne avec une chaussure noire et une chaussure marron, la démarche hésitante comme souvent, est reprise et diffusée sur Internet en guise de preuve: voilà, ce sont ces gens-là… Bien entendu, tous les responsables européens ne sont pas des personnes dépendantes en poste. Ensuite, pour tout esprit sensé, il est clair que l’appartenance à l’Union européenne représente le seul recours pour la Roumanie. Certes, l’UE n’a pas été formidablement efficace ou vigilante, bloquée elle-même dans sa bureaucratie spécifique (les enquêtes de l'OLAF en Roumanie n’ont jamais abouti, que je sache). Sur les réseaux sociaux, les controverses entre Roumains portent sur des comparaisons consolatrices avec d’autres Etats mafieux - en Afrique, en Amérique du Sud, dans les pays de l’Est. Mais faut-il les évoquer pour se rassurer? Cela ne mène qu'à l'indifférence, à la complaisance et à l'acceptation, et cela ne fait que ruiner complètement le pays. Je trouve détestable ce réflexe de se dédouaner en cherchant ailleurs des exemples atténuants. Bien sûr, on peut toujours trouver pire si l'on regarde autour de soi (parfois pas trop loin), tout est une question de degrés, mais ce n'est pas ainsi que l'on avance quand on est vraiment en retard..Et la Roumanie est en retard, historiquement parlant, elle n'a que cent ans d'Etat moderne (lequel n'aurait pas été possible sans les grandes Puissances), et dont les deux tiers représentent un régime totalitaire et un simulacre de démocratie post-communiste.
Depuis que j'ai quitté la Roumanie, il ne m'a jamais été aisé d’être Roumaine. Je n’ai pas eu non plus un motif de joie (sauf à l'adhésion en 2007), et je finirai sans doute ma vie avec ce sentiment de tristesse. Presque trente ans se sont écoulés, j’ai de la mémoire et un parcours qui témoigne. Néanmoins, je dois m’efforcer de bien séparer les choses. Mon fils unique continue sa belle ascension professionnelle dans le pays où, si vous avez de la consistance, vous pouvez toujours en faire quelque chose et trouver une bonne réponse à votre besoin d’épanouissement. Je le dis et je l'écris: il n’aurait pu arriver à rien de semblable en Roumanie, ni en France. Ma petite-fille unique américaine aura douze ans en janvier. Nous avons décidé ensemble qu’à cet âge je pouvais lui enseigner la langue de son père, comme une langue étrangère, avec méthode. Je m’y suis mise depuis quelques semaines : je conçois la leçon, je la rédige en couleurs sur mon ordinateur et l’envoie par e-mail deux-trois jours avant le weekend, afin qu’elle l’ait sous les yeux à l’écran, quand nous travaillons via Skype. J’essaye de transmettre le roumain. Certains y verront un geste de patriotisme, c’est possible, mais moi, je n’aime pas les mots ronflants et démonétisés par l’utilisation excessive. Sans parler du fait que je me rappellerai toujours l’hostilité profonde dans les yeux bleus froids du conseil juridique du Rectorat de ma ville, un ex-agent de la Securitate, qui m'a traitée d’« ennemie du peuple » à mon retour avec un Doctorat français. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’expatrier définitivement, mais comme c'était en 1995 et non en 2007, cela n’a pas été facile du tout. Des centaines de milliers de Britanniques expatriés demandent aujourd'hui à être naturalisés dans les pays européens où ils résident, parce qu’ils souhaitent rester en Europe après le Brexit...J'aime l'Europe, ça, oui.
Il faut préciser que derrière l’actuelle classe politique roumaine incompétente et mafieuse se retrouve celle d’hier, enfin, le même acabit. Je viens de lire une analyse dont j'ai choisi d'adapter cet extrait qui explique l'ensemble. Le journaliste auteur de l'article est sûrement en mesure de connaître un tas de choses sur les marionnettistes et sur les ficelles.
« La matrice des généraux des Services, les hommes d’affaires, les magistrats et les hauts fonctionnaires d’Etat qui ont été poussés à la retraite, ou qui sont sortis du système suite à des condamnations dérisoires, ou qui ont été sanctionnés pour des grosses affaires avec la complicité d’ex-responsables d’Etat, cette matrice-là existe derrière tous ceux qui, à ce jour, jouent le rôle de libérateurs de la « colonie » de l’influence des impérialistes occidentaux. Ce sont les mêmes qui, il y a 15 ans, ont donné leur accord pour l’adhésion de la Roumanie à l’OTAN et à l’UE, convaincus qu’ils pourraient profiter des avantages de l’intégration, et sans renoncer à leurs privilèges. Et qui ont fait chou blanc. Mais qui feraient tout pour se venger.
A cette couche importante formée d’« ex » démis immédiatement après l’adhésion à l’OTAN, viennent s’ajouter d’autres couches d’hommes politiques, d’officiers, de magistrats, de fonctionnaires, rabotés par la DNA, ou par leurs propres structures, parce qu’ils ont fraternisé avec ceux qui avaient commis des infractions, ou parce qu’ils en ont commis à leur tour. A ceux-là s’ajoutent maintenant toutes les espèces de mécontents, ceux qui ont raté une fonction, ceux qui ont vu un proche ou une amante inquiétés pour des affaires illégales, ou ceux qui ont été réellement des victimes innocentes des luttes de pouvoir ou des abus.
Le nombre de ceux qui ont été évincés de la politique et des institutions pendant ces 12 dernières années, le nombre de ceux qui sont effectivement affectés par la lutte anticorruption, est énorme. Les réseaux d’influence et d’affaires, qui les ont soutenus et qu’ils ont soutenus, sont si complexes qu’il s’est créé une masse critique d’opposants à toutes les institutions et à tous les gens qui continuent d’assumer le maintien de la direction stratégique.
C’est sur cette armée invisible et silencieuse, mais très influente par les relations personnelles que ses membres ont gardées à l’intérieur des institutions où ils avaient travaillé, que s’appuient les partis PSD et ALDE et d’autres politiciens qui souhaitent que Dragnea et Tariceanu gagnent la partie contre l’Etat de droit. L’avantage de ce groupe hétérogène composé d’anciens ennemis, de chasseurs et de gibier, c'est qu’il ne nécessite pas de coordination, ni de demande explicite. Ils agissent tous de manière autonome, comme un réseau de neurones, contre ceux qu’ils jugent coupables de leur chute. Et les effets cumulés de leurs actions se font sentir ». (Voir l'article d'origine)
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